C’est au Palais des Papes à Avignon, lieu emblématique du théâtre mondial, que la metteure en scène capverdienne Marlene Monteiro Freitas souffle un vent nouveau, baptisé « NÔT » ou « nuit » en français. « L’artiste complice » — comme tout le monde a aimé l’appeler en 2025 — est une vedette de cette 79e édition. Freitas a revisité, sur commande, l’œuvre des « Mille et une nuits », en hommage à la langue arabe.
Par Haithem Haouel, envoyé spécial au festival d'Avignon
On n’y croirait presque pas… Pourtant, dans un élan audacieux, Marlene Monteiro Freitas l’a accompli. A travers sa vision apocalyptique, propre à elle, la metteure en scène s’est servie de ce chef-d’œuvre du patrimoine oriental comme support de base, pour recréer son propre monde, sur scène, le maintenir, et l’entretenir chaque jour, face à plus de 2000 spectateurs venus du monde entier.
Afin de mieux cerner l’ampleur du travail scénique accompli, il faut rappeler l’intrigue initiale des « Mille et une nuits », qui nous renvoie à une autre époque, un autre temps, sous le règne d’un sultan. Meurtri et profondément choqué par une infidélité, le régent nourrit, depuis, une haine envers les femmes, et en tue une au quotidien. Une nouvelle victime désignée d’emblée et qu’il a pensé épouser la veille.
Un massacre misogyne perpétué, sur 1001 nuits. Jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance de Shéhérazade, jeune femme qui se porte volontaire de l’épouser et qui, pour rester en vie, lui raconte un conte passionnant, qu’elle n’achève pas de narrer, afin de revenir le lendemain, le finir, ajournant ainsi sa mort.
Comme une succession de tableaux scéniques, les versions se succèdent, ne se ressemblent pas et la restitution d’une version autre des « Mille et une nuits » s’installe. Une version grotesque, burlesque, qui réussit le pari d’accompagner le spectateur jusqu’au bout de cette frénésie. Freitas réinvente un univers, le modernise à sa manière et prend ses aises en maniant, et en modifiant très librement la version originale.
Le vice se confond avec l’audacieux, l’inattendu, l’ambigu. Les anecdotes, histoires, héritage oral jaillissent et, à sa manière, la metteure en scène en fait un mélange, présenté, sans retenue, sans pudeur, au risque d’ébranler les âmes sensibles.
Disons également que Marlene avait pu obtenir la cour du Palais des Papes pour laisser libre cours à son imaginaire. Munie des moyens techniques et logistiques nécessaires à l’aboutissement de sa version disjonctée des « Mille et une nuits », la splendeur du Palais sublime l’univers débordant, décapant, futuriste, apocalyptique de « NÔT ».
Encore plus fou que la narration proposée, les protagonistes tiennent les rênes d’un show sur 1h45, d’une main de maître. Profondément transgressifs, les personnages transmettent une charge émotionnelle d’une rare intensité, à travers leurs performances, gestuelles, chorégraphies et expressions corporelles ou faciales. L’espace, n’ayant pas de frontières pour elles / eux, est remodelé et adapté selon leur attente.
Les acteurs cassent les codes liés aux mouvements scéniques, s’affranchissent « presque » de la maîtrise de Freitas et partent à la rencontre des spectateurs de plus près … et jusqu’à très près même.
C’est comme s’ils échappaient au contrôle de la metteure en scène, dans une scène explosée, au mille et un détails maîtrisés.
L’absence totale ou presque de textes n’entrave pas l’immersion cauchemardesque dans cette dimension parallèle, dotée d’effets visuels et de musique rythmée, recherchée. La musique étant un des points forts de l’œuvre, si ce n’est pas sa force première.
« NÔT » est un monde qui peut agacer, répulser, attirer certains, ou créer, au contraire, fascination, curiosité et rêves. La réception de l’œuvre est d’une subjectivité changeante, que les retombées laissent finalement libre cours aux échanges, et débats à n’en plus finir et une pluie de critiques.