
Zied Bakir fait paraître un roman au titre évocateur « La Naturalisation » aux éditions Grasset, en vente en France et en Tunisie. L’auteur était en tournée de promotion aux instituts français de Tunisie. Il raconte, à travers son roman, une quête d’appartenance et trace le parcours d’un exilé, qui oscille entre rêves et illusions, tout en questionnant ses origines. «La Naturalisation» raconte le vécu de nombreux exilés sur un ton grave et humoristique. Ce mélange des tons fait la force de son récit. Dans cet entretien, Zied Bakir nous dévoile les dessous de cette parution.
« Votre roman «La Naturalisation» (paru aux Editions Grasset en 2025) raconte l’errance, les galères, la quête d’appartenance d’un jeune Tunisien venu en France. Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de « La Naturalisation » ? Y-a-t-il eu un événement personnel, un moment précis, qui vous a donné envie d’écrire ce roman et de le faire paraître ?
Mon aventure libyenne qui m’avait inspiré «L’amour des choses invisibles» (Grasset, 2021). Chez moi, la pratique de l’écriture va de pair avec la vie. L’une nourrit l’autre et inversement. C’est alors que j’ai songé à me faire naturaliser français, pour des raisons pratiques donc. En même temps, j’essayais d’écrire un nouveau livre mais je ne savais pas quelle direction prendre. L’idée de la naturalisation m’a donné une piste à explorer. Ce titre s’est imposé à moi et cela m’amusait par avance de publier un roman qui s’intitule « La naturalisation » et d’obtenir ma naturalisation. L’écriture et la vie peuvent alors totalement se confondre !
Le personnage principal possède – t- il des aspects de vous-même ou est-ce un personnage totalement fictif ?
Oui, c’est un alter ego, un double littéraire. Un reflet dans un miroir déformant. Je fais de l’autobiographie romancée, donc forcément il y a un peu de moi dans mes personnages, et pas seulement celui du narrateur que j’ai nommé par goût de la provocation et de la philosophie ; si on le décortique il dit beaucoup de choses. La question que je pose c’est quelle place pour l’individu (libre et marginal) dans la société ?
Le récit commence en Tunisie en 1987, avec un acte rituel (la circoncision) qui fait écho à la prise de pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali. Pourquoi partir de ce contexte historique ?
Il s’agit de deux souffrances historiquement concomitantes: la circoncision douloureuse du narrateur, enfant, et la destitution de Bourguiba. Deux dates charnière dans la vie de deux citoyens tunisiens qui, a priori, n’ont rien à voir l’un avec l’autre mais qui sont fortement liés. Bourguiba est le fondateur de la Tunisie moderne, pourtant l’enfant Elyas, une fois grand, va quitter son pays. Le rituel de la circoncision est censé ancrer l’homme dans une identité, une culture. Or, rien n’est figé, ni le pouvoir ni la tradition. Tout peut être remis en cause un jour ou l’autre.

Le titre « La Naturalisation» (qui évoque la nationalité, l’intégration) est à forte résonance : comment l’avez-vous choisi ? Qu’est-ce qu’il évoque chez vous ?
C’est là une question qui peut se poser à tout immigré lors de son parcours : se faire naturaliser ou pas ? Devenir citoyen de son nouveau pays, cela peut être l’aboutissement d’un parcours d’intégration, sans doute combler un besoin d’appartenance, ou bien comme je l’ai dit pour des raisons purement pragmatiques, etc. On peut aussi s’amuser de l’affaire : contrairement aux animaux qui se font naturaliser à leur mort, les immigrés se font naturaliser de leur vivant, c’est même le début d’une nouvelle vie pour eux. Naturalisés, les animaux gardent l’apparence du vivant, tandis que les «nouveaux citoyens» gardent l’apparence de quelque chose qui a peut-être disparu ? Mais arrêtons de comparer les immigrés aux animaux, cela n’est valable que pour moi. (Rire)
Quelle relation avez-vous souhaité explorer entre identité, statut, nationalité ?
Ce sont des fictions créées par la société, parfois imposées, parfois difficiles à porter, parfois source de fierté, voire de sentiment de supériorité, et ça peut devenir dangereux. J’essaie justement de prendre du recul face à ces croyances. Pourquoi ne pas les dépasser? J’invite mon lecteur, implicitement, à s’élever vers un monde plus harmonieux et plus égalitaire sans pour autant renoncer aux particularités de chacun.
Pourquoi mêler le comique, l’absurde et le drame ?
Parler de choses graves avec légèreté (et son contraire) est un style d’écriture qui m’intéresse et que j’explore. L’ironie est un bon remède face à l’absurdité de la vie, et l’humour noir, c’est ma lanterne pour ne pas me perdre ni devenir fou. Comme dit le proverbe tunisien «Kothr el hamm y dhahak». Mais si j’avais un slogan de romancier, ce serait plutôt cette citation, en anglais : «Take a sadsong and makeitbetter» d’une célèbre chanson des Beatles. Je crois et j’espère qu’elle résume ma manière d’écrire.
A qui s’adresse ce livre ? A un lectorat tunisien ? Francophone ? « Migrants » ? Ou tout simplement à « ceux qui se sentent métis d’appartenance»?
Tous les livres s’adressent à ceux qui les lisent. Ce sont des bouteilles à la mer, sans adresse. Certes, beaucoup de migrants prennent la mer…
Y-a-t-il un “avenir” pour Elyas, votre personnage principal ?
Curieusement, et sans l’avoir prémédité, je me suis rendu compte que mon précédent roman «L’amour des choses invisibles», pourtant paru avant, pouvait être une suite pour «La naturalisation», d’autant plus que le narrateur de ce roman (L’amour des choses invisibles) n’a pas de nom : c’est peut-être lui qui, cette fois, avance incognito ?

Faire paraitre un magazine en format papier en 2025 est un pari risqué, amplement mené par sa fondatrice Faten Fellah. « Sens », tel est son titre, est une revue bilingue, en arabe et en anglais consacrée à la scène artistique et visuelle, en Tunisie, en Afrique du Nord et dans le monde arabe. Une scène sans cesse en ébullition. Biannuelle, épaisse, et conçue en papier « écoresponsable », ce premier numéro a vu surgir des plumes nouvelles, des critiques et des journalistes connus. La volonté de fer de sa fondatrice et de ses contributeurs a donné naissance à ce support, qui a tous les atouts pour devenir une référence durable. Faten Fellah, sa jeune fondatrice, nous dévoile les dessous d’une aventure.
Vous avez un parcours éclectique, qui n’a pas forcément de lien direct avec les arts et encore moins avec le journalisme culturel, pourtant vous avez réussi à faire paraitre «Sens», consacré à l’art contemporain et à diverses disciplines. Quel est le point déclencheur qui vous a permis de mener à bout ce projet rédactionnel prometteur ?
Le projet a été pensé en 2021. En 2022, je commençais concrètement à tâtonner, et à donner vie à ce magazine. Tout a commencé quand je me suis retrouvée spontanément entourée d’artistes issus de différentes disciplines, spécialement ces artistes de graffitis, adeptes des fresques murales extraordinaires, esquissées dans les rues. J’observais, discutais, échangeais avec elles et eux, je prenais des notes et en ligne je publiais les informations les concernant, en ajoutant des photos attractives. J’aimais beaucoup faire cela, et au fur à mesure, grâce à la magie du digital, indirectement, je m’étais retrouvée à les valoriser, à les mettre en lumière, sur les réseaux sociaux principalement. Ce que je faisais leur procurait du bonheur, de la satisfaction. Des images, en passant par le texte, et en faisant appel au design, le travail a finalement pris vie et m’assurait une reconnaissance infinie. Je me suis rendue compte qu’on n’avait finalement pas de support, ni de magazine qui traite du monde artistique dans le Sud, tellement vaste et riche. Un manquement à la rédaction qui m’a finalement poussée à m’y mettre durablement et sérieusement.
L’idée s’est donc imposée via un concours de circonstances. Comment la concrétisation a-t-elle sérieusement commencé ?
Je m’étais directement lancée à la recherche de programmes d’incubation, d’appels à candidature dans des formations, lancés par des fondations qui œuvrent pour la pérennité des projets naissants, impactants, tous domaines confondus. Mon projet était le seul à vocation artistique. Difficilement, j’ai dû batailler pour l’expliquer, le présenter, insister sur la nécessité d’accompagner les artistes. Je m’étais focalisée sur la faisabilité des études de marché, le financement et grâce à des structures qui m’ont formée, «Verd’art / Sens» a vu le jour, en dépit des réticences de quelques incubateurs et spécialistes, qui ne se disaient pas spécialistes dans des projets à vocation artistique, et incapables de garantir la réussite du projet. Je l’ai défendu, en commençant par le rendre visible en ligne, avant la version papier qui a vu le jour bien après. L’accompagnement accompli auprès des artistes a commencé bénévolement en faisant des portfolios, de la curation, du management, à trouver des espaces où travailler… etc. Je tenais à les accompagner, avant toute chose. Je faisais au début de l’intermédiaire, ce qui a abouti à la parution de «Sens». Des artistes en herbe ont même réussi à vendre leur premier tableau dans le cadre d’une exposition. Je les prends sous mon aile, et je les soutiens et ça a rapporté ses fruits.
Quand vous avez approché les artistes, au départ, vous faisiez tout sauf du journalisme. Pourtant, 4 années après, un magazine est né, et actuellement, il est en vente dans tous les kiosques. Vous auriez pu suivre une autre voie.
L’effet du digital. On était très visibles. Il y a eu beaucoup d’interactions, de l’intérêt exprimé, une communauté commençait à prendre forme, un audimat, ou lectorat, était très présent, visible : la base était là, palpable en ligne, pour permettre à un magazine en papier de voir le jour. Des professionnels offraient leur collaboration spontanément. Celle de la photographe et documentariste algérienne, Wafaa Soltane, était mémorable, utile. Ensemble, nous avons travaillé sur un sujet pertinent autour du «football dans les terrains vagues ». Une mission qui a duré 2 semaines ! Elle faisait des prises et nous écrivions. A ce stade-là, on avait réussi à faire publier un livre photo avec une exposition. Mon premier test dans le monde de l’Editing a été effectué avec succès suite à cette rencontre. Je fais appel à des collaborateurs momentanés, un traducteur, et à une dizaine de rédacteurs. «Sens» est distribué dans les galeries, librairies, fondations en Tunisie, et je l’exporte en Europe et dans le monde arabe. Sa parution a suscité de l’intérêt à l’étranger. La revue fait clairement écho.
Pourquoi ce choix de le faire paraître en arabe et en anglais ?
Pour mieux cibler l’univers des arts dans le monde arabe. Assumer ce choix, c’est reconnaître notre langue arabe. L’anglais est très important de nos jours, primordial même. A travers ces deux langues, un contenu de qualité a vu le jour. Il annonce l’actualité des acteurs culturels, des structures, avec leur contribution, nous sommes à l’affût de l’information. En 2 ans, faire paraître un magazine garni, c’est important. Nous prenons le temps nécessaire pour créer un contenu de qualité.

C’est du 16 au 19 octobre 2025 qu’auront lieu les rencontres et festivités autour du « Kotouf du sud, festival de littérature du sud » à Djerba. Une flopée d’invités et écrivains de renom sont déjà sur place, prêts à participer au démarrage de cette initiative, lancée par 4 femmes de lettres engagées et déterminées à entretenir le dialogue autour des écritures du monde, plus précisément celles du « Nord / Sud ». La littérature francophone est célébrée dans sa première édition, en plein centre de l’île. Ce même lieu qui, 3 ans plus tôt, a accueilli le « Sommet mondial de la Francophonie ». Le comité directeur est féminin et composé de Mounira Dhaou, Marielle Anselmo, Sourour Barouni, et Fatma Dellagi–Bouvet de la Maisonneuve. Cette dernière nous dévoile en deux temps les coulisses de cette manifestation internationale prometteuse.
Quelle a été l’étincelle qui a permis au festival « Kotouf du sud » de voir le jour ?
Je me suis toujours intéressée à la décentralisation de la pensée. Décentraliser la pensée est une nécessité ! Je trouve que nos références intellectuelles, littéraires, philosophiques sont trop souvent occidentalo-centrées. Du fait que je suis originaire d’Afrique et que je vis en France m’a permis de réaliser qu’en Europe, aucune référence arabe ou africaine n’existe : quand on parle de l’Europe, on évoque l’Occident, et on ne parle pas de références du sud, des féministes, militants asiatiques, latinos, africains, arabes. J’ai toujours été sensible à cela, à cet écart. Je me suis donc mise à écrire mes essais, mes romans, autour de cette question.
Pourquoi avoir choisi Djerba pour le faire ?
Au fil du temps, j’ai pensé faire de la Tunisie un point d’ancrage où on pourrait échanger autour de ce sujet. Notre pays est adapté et on y véhicule de très nombreuses cultures. En Tunisie, on ne met pas assez en avant nos cultures, richesses, architectures, archéologies, musées, et savoir. Nous vivons dans un carrefour qui mérite d’être beaucoup plus connu et ce festival de littérature nous a paru, avec l’équipe organisatrice, essentiel à maintenir dans cette île aux traditions ancestrales. Nous ne vendons pas assez ce que nous possédons comme richesse matérielle et immatérielle. Une initiative pareille le permet. Avec Sourour Barouni, Marielle Anselmo et Mounira nous y travaillons depuis 3 ans et le temps est venu d’accueillir cet événement, déjà attendu. Notre union féminine a vu le jour spontanément.
Pourquoi « Kotouf » et quel impact espérez – vous ?
Les « Kotouf du sud », c’est les cueillettes (en langue arabe) de la pensée, de ce qui est précieux et rare. Ensemble, nous allons procéder à cette cueillette fructueuse. Nous aimerions créer un impact, mettre la littérature au centre de notre vie, de notre existence avec les invités mondialement connus, à travers nos rencontres et présentations, d’exercer notre intelligence, de dialoguer entre générations et de s’adresser aux jeunes de l’île. Des lycéens, étudiants, élèves répondront présent. Les histoires « Hikayet » alimenteront les activités de la manifestation que vous pouvez découvrir en détail sur nos réseaux sociaux. Nos tables rondes sont solennelles, et se passeront dans un amphithéâtre. Dans un festival, il n’y a pas de temps mort : Dans Kotouf, il y aura des intermèdes musicaux, des musiciens, cuisine djerbienne, composition de musique malgache, des lectures performées et musicales. Une lecture théâtrale aura lieu avec des élèves. Des invités comme Faouzia Zouari, Hassanine ben Ammou, Nadia Khiari, James Noël, Georgia Makhlouf, Jean – Luc Raharimanana, Emna Belhaj Yahia, Ananda Devi, Tanella Boni, Lotfi Chebbi, Nimrod Bena, Walid Hajar Rachdi, Lise Gauvin, Hafidha Karabiben, Mohamed Mahjoub et plein d’autres. Seize écrivains internationaux et nationaux seront présents : bédéistes, poètes, romanciers, tout en prenant en considération la parité des langues.

Lors de son récent passage à la 79e édition du festival d’Avignon, Afif Riahi, fondateur d’« Echos Electrik » et professionnel de la musique et des outils numériques, a participé à une table ronde qui a traité «des mutations dans le monde arabe», celles artistiques et culturelles. Il a assuré un partage d’expérience des plus édifiants et a éclairé un large public. Cet entretien revient sur cette table ronde, avec un focus sur « Echos Electrik » et « No Logo », qui ne cessent d’œuvrer en Tunisie.
Votre participation à la 79e édition du festival d’Avignon, maintenue, cette année, en hommage à la langue arabe, s’est faite dans le cadre d’une discussion édifiante. Parlons–en !
La langue arabe, selon moi, n’était pas assez présente. Il n’y avait pas assez de temps pour une meilleure représentation de la langue arabe et de l’arabité à Avignon. Pas dans le cadre du festival, en tout cas, mais c’est toujours bien qu’il y ait des focus. J ait été invité au festival d’Avignon pour parler de mon association «Echos Electrik». Créée en 2007, elle a pour objectif de démocratiser la culture numérique en Tunisie. J’ai fait ma scolarité dans mon pays d’origine, et je n’ai cessé de travailler sur place. «Echos Electrik» a développé le projet «E – Fest», qui s’est déroulé à la Cathédrale de Carthage en 2007. Un projet qui traitait de la culture numérique mais pas d’un point de vue «Musique – DJing» seulement : il s’agissait d’inclure les outils numériques créatives dans d’autres disciplines artistiques. Plein d’expositions et d’interventions ont eu lieu notamment dans des endroits publics.
Quelles ont été les disciplines ciblées ?
Les principaux axes de l’« E- Fest » ont touché la musique et les arts visuels. Le projet a perduré de 2007 jusqu’en 2017 et a permis de démocratiser les pratiques et de fédérer de nombreux artistes qui se sont questionnés sur ces outils, s’y sont imprégnés et ont vécu l’« E – Fest ». Une manifestation qui, auparavant, a marqué une génération. On a arrêté le festival, par la suite, quand on a senti que la mission était accomplie, celle de rendre le numérique à la portée, et nous nous sommes focalisés sur une décentralisation de nos activités dans les régions, en dehors de Tunis. « No Logo » a donc été créée et s’est développée pendant 5 ans, même pendant la pandémie. C’est une forme d’« E- Fest » mobile, qui s’est déroulé dans 9 villes, et dans d’autres algériennes et marocaines. On était un collectif de 15 personnes, artistes et techniciens, qui passait les trois quarts du mois dans une ville où on y crée des initiatives avec les locaux, en collaborant avec les structures culturelles, éducatives, associations, écoles… Chaque ville connaîtra au fur à mesure son programme, qui prendra la forme « d’une bulle de création ».Une structure imposante qui atteint les 400 m2, de 15 mètres de haut et qui a accueilli de nombreuses personnes. Une bulle a vu le jour dans chaque territoire, avec 400 personnes dedans.
Qu’est-ce que « cette bulle » ?
La bulle est un objet architectural, conçu à base de plastique, avec un design, qu’on construit dans des ateliers avec des participants. La bulle devient un objet gonflable qu’on peut installer dans l’espace public. Cela crée un espace culturel éphémère qui n’existait pas dans un espace public et c’est dans cette bulle qu’on rendait compte de tout ce qu’on a créé et travaillé avec le tissu local de chaque territoire. Un « No Logo » Tataouine a vu le jour, d’où le retour récent de « l’E – Fest » là-bas. Le numérique reste présent mais avec davantage de volonté de développer la culture sur le terrain. De mettre les arts au service d’un territoire et de les développer. On propose des projets qui aident au développement territorial dans les régions éloignées. On utilise toujours nos outils mais pas d’une manière première. On valorise plutôt le numérique et on le diffuse en soutenant ainsi un territoire en y insérant des formes d’expressions artistiques transversales.
Que voulez–vous dire par « transversale » ?
C’est quand les disciplines artistiques peuvent se croiser. La musique, avec l’art numérique, ou le Dj-iing, par exemple. L’idéal c’est de créer un festival qui soit ouvert sur un maximum de disciplines, en les questionnant, sans retenu. Chaque action artistique questionne le territoire et reste au service du public local, pour qu’il puisse y participer. Cette transversalité existe dans l’expression artistique mais aussi @dans cette possibilité d’en faire un« festival ». « L’E – Fest » a fonctionné en billetterie libre. Chacun pouvait payer ce qu’il souhaite. L’argent ramassé a été investi dans la restauration du Ksar où on avait fait « l’E – Fest ». Nous construisons dans la durabilité et nous voudrions laisser une trace des projets culturels conçus.

Que faut-il retenir de cette table ronde autour du monde arabe ?
Dans ce contexte, il y a à la fois notre approche, qui questionne tout ce qui se crée d’une manière actuelle et ce que nous créons au niveau des territoires, qui a été évoqué dans le cadre de cette rencontre dont le thème est « La mutation du monde arabe ». Un titre que je ne valide pas : le monde arabe est en évolution, il ne mute pas. J’ai tenté d’apporter un regard sur ce qui existe dans notre territoire avec cette jeunesse riche d’envie, de talents et d’idées. Les outils numériques sont partagés d’une manière universelle. Pendant l’intervention j’ai valorisé un territoire qui a beaucoup à apporter, dans un monde connecté et des jeunes conscients des enjeux de l’époque. La table ronde avait comme thématique le prochain programme méditerranéen « Saison méditerranéenne » et un lot d’interrogations : est ce qu’il y a une scène arabe ? Une seule identité ? Comment peut-on les qualifier ?. J’ai valorisé une diversification totale des identités et des scènes. Il ne faut pas nous mettre tous dans le même sac. Nos vécus et nos histoires dans le monde arabe sont tellement différents. Des personnes sont venues instinctivement me parler vers la fin de la discussion et ont exprimé leur joie de m’avoir écouté décloisonner cette pensée « mono-forme » sur le monde arabe. Cela leur a fait du bien d’avoir un témoignage d’expérience et de connaître ce qui se passe dans d’autres territoires. Cela a été favorablement accueilli.

Que pensez–vous de la scène visuelle et artistique actuelle en Tunisie ?
On a vraiment une nouvelle génération plus attentive et plus actuelle que la nôtre. A l’époque de l’« E- Fest », beaucoup de médiation a eu lieu afin de faire connaître les arts numériques et cet univers des outils, autrefois méconnu. Quand on fait des ateliers sur des outils numériques, de nos jours, beaucoup savent ce que c’est. Cela dit quand même que le domaine des nouvelles technologies et la jeunesse sont ultra à la page. Ce qui manque en revanche, ce sont des espaces où ils peuvent montrer leur travail, leur création et même où se former. Des espaces où ces jeunes peuvent échanger, s’exprimer, créer ensemble.

Dans le cadre d’un festival aussi réputé que celui d’Avignon, la metteuse en scène, Marwa Manai, participe à un projet prestigieux, titré « Transmission impossible », conçu par l’équipe de la 79e édition du festival et par la chorégraphe Mathilde Monnier. Il s’agit d’une « Villa créative », une villa d’incubation, avec restitution de projets, présentés ensuite publiquement. Une sorte de résidence artistique et immersive qui permet de vivre le festival comme un laboratoire d’expérimentation. Marwa Manai, également autrice et comédienne, nous livre son expérience…
L’été 2025 est le vôtre. Vous accumulez les expériences, dont « Transmission impossible », accomplie dans le cadre du festival d’Avignon. Pouvez–vous nous faire un retour sur cette expérience ?
Le projet « Transmission impossible » a été marqué par la participation de 32 artistes, issus du monde entier. Nous sommes issus de différents contextes, feed-back et formations diverses, avec de nombreuses pratiques et plusieurs disciplines : la chorégraphie, le théâtre, le stand up… Le programme était un peu chargé et intense. On a vu des pièces de théâtre et avons été accompagnés par des créateurs de renom. On devait aussi présenter une sortie de résidence : une performance, comme un petit projet réalisé en trois jours. C’était agréable, certes, intense, mais surtout complexe par rapport au contexte politique actuel. La thématique de la langue arabe, en 2025, oui, certes, mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Le choix artistique aussi de certaines pièces programmées, notamment celle de Marlène Monteiro Freitas, artiste « vedette ou complice » de l’édition, et sa pièce « NÔT », qui revisite le chef-d’œuvre des « 1001 nuits ». A quel point c’était un bon choix de l’avoir mis en scène ? A quel point elle fait écho à la région arabe, son histoire, son actualité dure ? Être apolitique dans le monde actuel, est-ce possible ? Qu’est-ce que cela signifie ? J’étais la seule Tunisienne, avec des Maghrébins, et autres… Cette année, il y a eu plus d’inclusion et de nationalités.
La restitution du résultat final s’est-elle faite en présentant un seul et unique projet commun ou sous un autre format ?
Nous avons été 32, divisés sur 4 groupes avec un mentor sur chaque groupe. Chacun essayait d’animer le programme, proposer des idées, rapprocher les artistes, modérait… Chaque groupe a fait son propre projet avec quelques collaborations effectuées, entre deux groupes. J’ai pu présenter ma propre idée et vision. Personnellement, j’ai été très préoccupée par la question des choix politiques du festival. J’ai fini par présenter mon propre travail, ma restitution finale. Une lecture-performance personnelle que j’ai écrite et qui fait un peu la chronique d’Avignon tout en valorisant la simultanéité temporelle : on s’amuse et on fait la fête à Avignon, en même temps qu’un génocide à Gaza est toujours en cours. J’ai questionné des faits, une chronologie, deux temporalités différentes, tout en prenant le temps d’étaler cette réflexion. Beaucoup d’artistes voulaient s’exprimer dans l’urgence, d’autres étaient dans l’aspect technique et logistique. Plusieurs ont fait des présentations de groupes et des performances.
Comment votre lecture-performance a-t-elle été reçue ?
Le texte est parsemé d’extraits de phrases qu’on a beaucoup entendus depuis le génocide à Gaza. Des phrases qui revenaient en espagnol, en français et en plusieurs langues. L’accueil était donc positif. Le texte était en anglais, principalement avec des parties lues en d’autres langues. La lecture s’adressait à un public non francophone, encore plus large et plus intéressé par cette question. Le texte ne caresse pourtant pas dans le sens du poil. L’audience était réceptive. J’ai eu comme mentor Bouchra Ouizguen. « Transmission impossible » est un projet qui se cherche encore et qui reste ambitieux. D’un point de vue pédagogique, certains points restent à revoir et à réfléchir. Pareil pour les méthodologies à adopter. Les mentors devraient encore revoir et réviser le projet.
D’une manière plus générale, comment avez–vous vécu cette édition ?
C’est ma 3e fois à Avignon. Je réalise et souligne à quel point ce festival a les moyens de tout faire, à quel point il peut être luxueux, truffé de privilèges. D’où mes questionnements : à qui il s’adresse ? Les artistes du Sud peuvent-il s’identifier ou se reconnaître dans toute cette effervescence ? A quel point c’est représentatif d’un autre monde, en particulier du Sud ? Comment les organisateurs ont établi la programmation orientée vers l’arabité cette année ? Sur quels critères ont–ils retenu ces spectacles ? Autant de questions dans un milieu qui reste, en grande partie, eurocentré.

Paru chez Sarra édition en 2025, le recueil de nouvelles de Mondher Marzouki est magnifiée par un imaginaire singulier.. Paru initialement en langue arabe, il a été traduit en langue française par la traductrice Leyla daâmi, ensuite, en langue espagnole par Dr Hela Saidani, universitaire linguiste, francophone et hispanophone. La spécialiste en lettres s’est laissé tenter par cette aventure pour créer des ponts entre cultures, de confondre les récits oraux et écrits, et de s’enrichir mutuellement entre cultures.
Hela Saidani, vous signez la traduction en langue espagnole de quatre histoires extraites du recueil de Mondher Marzouki titré en version française «L’arbre fantasmagorique et les rêves sublimes». Vous qui êtes francophone et francisante, comment cette aventure a pu être menée à bout ?
En tant qu’universitaire linguiste, je suis profondément passionnée par les langues et les passerelles culturelles qu’elles permettent de construire. Cette aventure de traduction m’a beaucoup honorée et touchée : celle de traduire 4 nouvelles de « L’arbre fantasmagorique et les rêves sublimes » de Mondher Marzouki, et ce, du français vers l’espagnol. Leyla Daâmi, traductrice en langue française, s’est minutieusement mise à traduire le livre en entier en langue française depuis plus d’un an. Par hasard, les deux versions en espagnol et en français sont parues en même temps. Le livre en arabe est paru dans sa première édition en 2023. J’ai repris le titre en le traduisant mot à mot du français à l’espagnol, tout en me basant sur la version originale en arabe. Cela était plus qu’un exercice linguistique, je dirais plutôt que je m’étais lancée dans une forme de médiation interculturelle.
Ce projet de traduction s’est inscrit dans une triple démarche : Académique, artistique et personnelle. «Académique», car il s’agit de respecter la richesse stylistique de l’auteur, sa profondeur philosophique et ses images poétiques. «Artistique», car il fallait recréer l’univers onirique de ces nouvelles dans une langue à la fois différente et complémentaire. «Personnelle», car en tant que Tunisienne arabe, francisante de formation, francophone, francophile et hispanophone (à travers mes années d’études en Espagne), je me suis retrouvée, consciemment ou non, dans un triple dialogue entre les cultures arabe, francophone et hispanophone.
Pendant la traduction, je ne me suis pas contentée d’une simple transposition linguistique, il a fallu penser en profondeur les équivalences culturelles, les nuances émotionnelles et les rythmes propre à chaque langue. Cette richesse due à des allers-retours entre les langues a rendu l’expérience stimulante et édifiante.
Ce projet est né d’une double volonté, celle de l’auteur qui m’a découverte, et de la mienne. Je l’ai consulté à plusieurs reprises, et discuté longuement autour de ce projet de traduction. J’ai pris en considération une réalité culturelle liée à l’Espagne. Je me suis occupée de la mise en page du recueil. Je suis heureuse d’avoir pu faire rayonner une œuvre tunisienne à l’étranger à travers l’une des langues que je maîtrise le plus « L’espagnol », prolongeant ainsi les récits en dehors des frontières tunisiennes.
Je remercie Germinal Gil, directeur de centre Cervantes, qui m’a beaucoup soutenue et m’a relue afin de mener à bout cette démarche.
Comment s’est passé ce processus de traduction ? Y a-t-il eu un intermédiaire espagnol ou français qui s’est joint à votre travail?
Le processus de traduction s’est déroulé avec beaucoup de rigueur et de passion. Il est important de préciser que je n’ai traduit que vers la langue espagnole. Leyla Daâmi l’a fait en version française. Pendant ce processus, le recours à la version arabe originale et à la française se faisait tout le temps, ce qui m’a permis d’explorer les récits sous différentes perspectives.
Mon plurilinguisme m’a beaucoup aidée. Il m’a permis d’aborder les textes différemment. L’expérience était fascinante. Les langues citées ont toujours cohabité sur la rive méditerranéenne. L’arabe et l’espagnol ont toujours fusionné. C’est une grande richesse que nous partageons, entre deux pays, mutuellement au niveau historique, linguistique, économique.
L’accompagnement de Germinal Gil, le directeur du Cervantes, m’a été d’une grande aide. J’ai pu affiner la qualité de la traduction grâce à lui. Il n’est pas juste intermédiaire, j’évoquerais plus un appui, un soutien, une collaboration et un partage de savoir immense qui s’est fait entre nous. Les deux langues brandissent des valeurs humaines, célèbrent la vie et bouleversent l’humain par leur richesse.

Un défi de taille et sans doute des difficultés. Le challenge primaire est celui de traduire du texte initial en usant de votre lexique hispanophone, à votre manière, sans écorcher la portée originale du texte. Pouvez-vous nous citer toutes ces épreuves contournées pour parvenir à une traduction aussi maîtrisée, finalement ?
Traduire une œuvre, c’est bien plus qu’un passage d’une langue à une autre. C’est un exercice d’équilibre entre fidélité au texte source, l’arabe et créativité dans la langue cible, l’espagnol. Conserver l’âme du texte original, tout en trouvant une voie authentique en espagnol, qui ne trahisse ni le style de l‘auteur ni la charge émotionnelle des récits, c’est un exploit ! Il a fallu contourner plusieurs épreuves en rapport surtout avec la richesse symbolique de la langue arabe et de sa poésie, pleines d’images fortes et de métaphores culturelles qu’il fallait rendre d’une manière identique dans une langue autre qui n’a ni les mêmes structures ni les mêmes références. L’arabe est une langue casuelle et l’espagnol est une langue de position.
Les spécificités syntaxiques sont à prendre en considération et, l’enjeu culturel aussi, en évitant les traductions trop littérales. Il faut préserver la profondeur philosophique et l’étrangeté poétique. Le travail de révision a été fondamental et amplement mené par Germinal Gil, qui a veillé à perfectionner les textes d’une manière exigeante certes mais qui reste gratifiante.
Le travail a-t – il été effectué avec Mondher Marzouki, l’auteur du texte initial ? Jusqu’à quel degré la traductrice en langue française Leyla Dâami vous a-t-elle aidée ?
Bien sûr que j’ai travaillé en étroite collaboration avec l’auteur, en échangeant avec lui sur certains passages complexes, sur les intentions narratives, ou encore les choix lexicaux les plus fidèles à son univers. Ces éclaircissements m’ont permis de saisir la portée philosophique et symbolique de certains éléments du texte, essentielle pour avoir un résultat final de la traduction juste et respectueuse de la vision de l’auteur.
La version française de Leyla Daâmi m’a servi de point d’appui dans la mesure où elle constitue la première transposition du texte original. Même si nous n’avons pas travaillé ensemble directement, sa traduction m’a offert un éclairage précieux sur certains passages et elle a agi comme un intermédiaire subtil entre l’arabe et l’espagnol. Cela m’a permis de mieux comprendre des nuances, attentions, compréhensions, ou même certaines métaphores. Il y a eu un travail collaboratif et diversifié entre nous trois.
Que signifie «Être aussi polyglotte» pour vous en 2025 ?
Être polyglotte, c’est bien plus un atout ou une compétence, c’est habiter le monde autrement, avoir plusieurs fenêtres ouvertes, sur les cultures, les sensibilités, les imaginaires. C’est pouvoir lire un texte en arabe, penser en français et rêver en espagnol, comme c’est notre cas à travers ce livre.
C’est dialoguer avec l’altérité sans filtres. Dans un monde où les frontières se déplacent et où les identités se croisent, parler plusieurs langues, c’est aussi refuser les simplifications. C’est embrasser la complexité, écouter plus finement et comprendre en profondeur. C’est un engagement à tisser des liens, à créer des ponts entre des univers, à défendre la diversité comme une richesse fondamentale. Être polyglotte, c’est résolument choisir l’ouverture, la curiosité et la rencontre.

C’est à la Fabric A, dans le cadre du festival d’Avignon qu’a été présentée, trois jours de suite, la création tunisienne, chorégraphique et gestuelle « Laaroussa Quartet » de Salma et Sofiane Ouissi. Le public part à la rencontre des femmes potières de Sejnane, qui cultivent un savoir–faire ancestral, d’une génération à une autre. « Laaroussa Quartet » met en valeur le façonnage de ces poupées d’argile, lève le voile sur leur condition de travail, de vie et revient sur ce geste artisanal. Six interprètes femmes sur scène racontent cette société rêvée. Créée par le duo Salma et Sofiane Ouissi, ce duo lève le voile sur tout le processus de création, en attendant de voir cette création à Tunis dans le cadre de « Dream City » en octobre 2025. Interview.
Par Haithem Haouel, envoyé spécial à au festival d'Avignon
La genèse de « Laaroussa Quartet : Un corps libre qui invente son propre geste» remonte à 2011. Que pouvez–vous nous dire sur ses origines ?
Et même bien avant 2011. J’étais installé à Tunis. Salma Ouissi vivait entre Paris et Lille. Pour mener à bout notre processus de travail, notre but n’est pas de rentrer dans un studio et d’inventer un projet. Il part toujours des urgences sociétales d’individus ou de larges communautés. Au gré d’un hasard, Salma tombe, un jour, sur une poupée de Sejnane, vendue à un prix exorbitant dans une vitrine, en France.
Elle m’appelle, interpellée et elle me propose d’aller à Sejnane, sur le terrain. La valeur de ce savoir-faire était donc amplement mise en valeur en Europe, et a priori, les femmes artisanes pouvaient vivre de leurs créations. On part et une fois sur place et en douce, on exploite le terrain, en ayant comme objectif de créer une communauté formée par ces femmes potières.
Quelle est votre définition de cet esprit communautaire ?
La communauté rêvée n’existe pas encore. Notre approche était spontanée et on n’avait pas de projet pour la scène. On part au village et on toque sur des portes, au hasard. Une cinquantaine d’enfants, de femmes, d’époux et de familles se succèdent. Les rencontres s’accumulent et les interrogations liées à la fabrication de la poterie de Sejnane foisonnent.
Des questionnements, comme ceux liés aux gestes, aux techniques… Une des questions les plus importantes est surtout liée aux besoins de ces femmes-là et toutes nous ont dit unanimement : «On a besoin de temps !». Une réponse qui fait échos en nous, Selma et moi, artistes, qui pensons qu’une création a toujours et essentiellement besoin de temps.
Le fait de créer un espace idyllique pour elles s’est imposé directement. Nous avons tenu à leur créer un lieu qui leur fournit du temps pour donner vie à leur savoir ancestral avec sa valeur «temps». Ce sont des femmes qui vivent loin les unes des autres, ne se côtoient pas parce qu’elles sont chargées en tâches quotidiennes : la terre, les enfants, traire les vaches, livrer le lait, s’occuper d’un foyer entier…

Que font–elles à dans l’enceinte de cet espace, une fois créé ?
Elles y créent des ustensiles de cuisine, des tortues, des vaches et des poupées… notre axe d’entrer, symbole du mariage de la petite fille et future mariée, l’axe de «Laaroussa». Il est central et reste au cœur de nos recherches dans le cadre de «Dream City». Notre objectif, toujours, est de créer des sociétés rêvées de toutes pièces, dans lesquelles plusieurs individus peuvent cohabiter.
Une société plurielle, diversifiée. Nous avons donc fédéré une centaine de femmes, avec très peu d’hommes restés en repli. Il fallait que ces femmes retrouvent le souffle des femmes performers, artistes visuelles, militantes, résistantes, féministes, elles brandissent leurs étendards et sont solides. Ces femmes célèbrent un geste millénaire.
Pouvez–vous nous en dire plus sur ce geste, qu’on verra beaucoup sur scène dans «Laaroussa Quartet» ?
Selon des collectionneurs, anthropologues, muséologues, des bribes de ce geste existent aussi au Louvre et dans d’autres musées emblématiques et en collections. C’est de l’art naïf qui a une grande valeur. Le projet est retenu par la capitale européenne Marseille–Provence 2013. L’art de Sejnane précisément et pas celui de Nabeul ou de Guellala (Djerba).
Les potières de Sejnane et personne d’autre. Elles ont même pu exporter leur savoir sur le marché international, vendre leurs créations et percevoir des rétributions. Emmanuelle Not, qui est une céramiste connue, a même procédé à des ateliers avec sa technique du Raku et ils ont toutes et tous mixé les techniques. Cette vente de la poupée à un prix exorbitant était une injustice et tout est parti d’une injustice. Le temps, le lieu, la communauté ont été créés pour qu’elles percent. Une des femmes qui préparait une maison pour marier son fils nous a livré l’espace pour travailler avec les femmes.
La question du corps de ces femmes en mouvement n’a pas tardé à surgir…
Nous, ouvriers du corps, artisans du corps, quand on regardait les femmes, elles portaient tout le temps leurs enfants sur le dos tout en maniant la matière. C’est comme si on leur a confisqué leurs corps. Des enfants qui sont tout le temps sur leur dos. Ce sont des femmes de la résistance au quotidien.
Le terrain qui nous dicte toujours l’urgence nous a poussé par la suite à créer une crèche éducative pour les enfants du village, une quarantaine, accompagnée par des artistes visuels tunisiens, des spécialistes de l’éducation, réunit toutes et tous, afin d’occuper la journée des enfants intelligemment, de les pousser à développer leur esprit créatif. Dans l’atelier, on a travaillé sur la répartition des tâches : ramasser de la terre, chercher la nourriture… Toutes ces femmes ne sont pas créatrices.

D’où l’aspect vidéo très présent dans votre création et qui nous happe dans cet univers sociétal…
La vidéo qui est toujours très présente dans notre travail à Salma et à moi. Le format vidéo est utilisé pour résoudre la question de l’absence de l’artiste. S’il est appelé à disparaître de nos espaces,que faire ? La question de la mobilité, la vidéo qui s’est imposée sous le Covid ensuite…. C’est un format toujours présent pour combler une absence.
Dans le cadre de «Laaroussa Quartet », on a tenu à transmettre au public la force du contexte, sa dureté, sa poésie : on ne peut comprendre l’univers de ces femmes dans une foire. Il faut les découvrir dans leur milieu à Sejnane. La vidéo est une manière d’amener Sejnane au public. Le geste artistique doit être clair pour les gens : bien plus important qu’une création sur scène, c’est la question des sociétés rêvées qui compte.
Comment faire une société aujourd’hui, dans nos différences les plus extrêmes autour d’une question unique et d’un objet commun, qui est ce savoir-faire ancestral, bien plus que la pratique technique. L’accompagnement est un travail important qui a toujours fait partie de nos parcours et de nos vies à Salma et moi. C’est un engagement total jusqu’à ce qu’on s’oublie souvent.
Salma Ouissi qu’on voit beaucoup dans la vidéo. Est-ce un choix ?
Son rôle est essentiel. C’est une femme qui parle aux femmes. Moi, j’étais en périphérie. Il fallait pour cette phase convier 4 femmes interprètes, une chanteuse de Sejnane, la doyenne du village Chadlia, une femme violoniste. Salma est visionnaire et créatrice. Elle est la source même de ce dispositif. Néanmoins, je suis un grand ami des femmes. J’entretiens ce lien sain avec elles grâce à Salma.
Tout un univers, qui est finalement parvenu sur scène dans « Laaroussa Quartet», présenté à la 79e édition du festival d’Avignon, sur la scène de la Fabric A. Comment a été pensée cette conversion ?
A l’issue de ce qui a été cité, et dans le but de ne pas perdre pied, de ne pas montrer ces femmes dans une condition misérable, contrer l’aspect social… on les observait faire leur geste. Il faut rappeler que la question du corps-archive est quelque chose de central dans le monde scientifique de la danse.
Une danse qui contient des notations connues et comme on adore tout inventer, nous créons notre propre notation. On a pensé donc archiver leur geste en les étudiant, et ce, à travers différentes générations : Chadlia, Cherifa et Lamia. Une fois qu’on a récolté, en vidéo, le geste et le matériel, on a fini par prendre le mouvement seconde par seconde. On l’a dissocié, on en a fait une archive et on s’est dit qu’on allait les prendre dans la trame de création d’une poupée.
Donc, à chaque micro geste, on a créé un symbole. Pourquoi un symbole ? Parce qu’on voulait que ces femmes puissent se reconnaître et qu’elles ne se sentent pas exclues de cette lecture de partition. On a créé une vidéo de 11 minutes qui retrace l’origine du geste. Une vidéo abstraite qui a été diffusée et projetée pour ces femmes. Elles étaient bouleversées. Cette vidéo a atterri aussi au Palais de Tokyo, ensuite, à Moscou, en Norvège…, etc. Un geste citoyen qui est allé très loin, sans le préméditer.
Un dernier commentaire sur la musique, le chant et les corps en mouvement ?
On a travaillé sur une musique de chant. Avec deux instruments et une nouvelle notation : Allegro, Adagio, Rondo. D’où l’usage du violon. Chadlia, la chanteuse, présente sur scène, est marcheuse aussi. Elle nous a guidé et a marché avec nous dans le village de Sejnane. On a longtemps pratiqué l’exercice de la marche, munis de casques pour amplifier le terrain et être dans une écoute sensible du corps.
Une marche rude qui a été amplement menée par Chadlia du haut de ses 80 ans. Elle est ouvreuse de frontières. C’est une symphonie de la vie, cette femme. Elle est symbole de la culture amazigh aussi. Son rythme et son mouvement sur scène, ils émanaient d’elle et on l’a laissé faire en créant l’intervalle nécessaire, tout en apportant une autre richesse.
On a laissé ce temps prendre vie comme elle le souhaite ! Elle disparaît et re-dis-parait comme elle le sent. Les interprètes se dénudent à un moment pour mettre en valeur les mouvements du corps en plein travail, dos courbés. Tom Pauwels a assuré la musique du spectacle. Quant aux partitions, on les a gardés sur scène car les interprètes ne peuvent pas les apprendre. «Laaroussa Quartet» est attendue à «Dream City» 2025 pour une série de présentation à la médina.
Les interprètes sont toutes des femmes : citons Sondos Belhassen, Amanda Barrio Charmelo, Marina Delicado, Moya Michael, Chedlia Saidani et Aisha Orazbayeva.
«Dream City » aura lieu en octobre 2025 à Tunis. Peut-on simplement parler d’un festival et l’associer à cette condition ?
C’est une résistance. C’est un combat mené à la longue. Le mot «festival» me pose problème. Derrière la manifestation existent des gens qui maîtrisent leur métier, dans une exigence esthétique, dans une volonté d’ouverture. D’une manière générale,l’humain reste au centre du dispositif et n’existe qu’avec l’autre.
Cet acte de résistance réside dans le fait de convoquer l’autre et comprendre toutes les urgences qui nous animent au quotidien. De ces urgences se créent de nouveaux espaces. Il nous arrive qu’on se sente faibles, et incapables de faire quoi ce soit, sauf faire notre métier d’artistes. Comprendre et mieux comprendre, c’est le propre qu’on puisse faire.
Il faut cerner ce qui nous entoure. La notion de « festival » ou pas ne se pose pas : j’ai davantage envie de parler de l’urgence d’agir et de s’exprimer, et ce, dans un monde en ébullition. La question de la mobilité est au cœur des préoccupations. Faire voyager les gens, c’est faire voyager la pensée.

De nos jours, fonder une maison d’édition peut s’avérer difficile, pourtant, Aïcha Boubaker, éditrice et communicatrice, a entamé à bras-le-corps le lancement de «Hkeyet édition» depuis 6 mois. Imbibée de récits nouveaux et soucieuse de la pérennité du livre, l’amoureuse des livres et des lettres n’est pas passée inaperçue lors de la 39e édition de la Foire internationale du livre, mais pas que… «Hkeyet édition» est visible sur les réseaux sociaux et puise dans le digital pour attirer lecteurs, mais aussi auteurs… confirmés et surtout émergeants. Focus !
L’équipe de « Hkeyet édition » mise sur des outils numériques innovants et sur le pouvoir du digital pour maximiser sa visibilité. Votre maison d’édition a été lancée en janvier 2025. Qu’avez-vous à nous dire sur ce démarrage ?
C’est voulu, en effet, de miser sur le numérique. La naissance de « Hkeyet » est récente. On ne savait même pas qu’on allait être à temps à la Filt (sourire), et qu’on allait pouvoir annoncer la parution d’ouvrages. Cette maison d’édition est née d’une rencontre entre deux visions : celle de mon père et de la mienne. « Hkeyet édition » est cofondée par mon père imprimeur, Mourad Boubaker, fondateur de « MIP Imprimerie », qui existe depuis plus de 30 ans. Je suis imprégnée par le monde du livre et des lettres depuis toujours. Également communicantrice, j’ai mis mon savoir en œuvre. Mon père et moi avons fusionné nos deux visions pour un projet qui est dans l’air du temps, tout en ayant une ligne éditoriale précise, celle des « Primo-auteurs ».
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre ligne éditoriale ?
C’est celle qui vise à créer un terrain favorable aux personnes qui écrivent et qui ne savent pas ou ne trouvent pas où se faire publier. Pour le lancement, je cite l’exemple d’Ines Mghribi, Wassim Ayari, Oussama Kassabi, etc. Nous avons démarré avec 4 primo-auteurs et 13 parutions en tout. Beaucoup n’en sont pas à leur première publication. Je rencontre des gens qui écrivent partout. Ils méritent d’être mis en valeur. Une communication différente s’impose aussi.
Comment doit se faire cette communication ?
On doit miser sur les réseaux sociaux, le pouvoir du digital et les différents canaux des réseaux sociaux qui sont primordiaux. On dit souvent à tort, ici ou dans le monde, que « les jeunes n’aiment pas la culture et sont désintéressés ». C’est faux ! Les jeunes d’aujourd’hui ne se documentent pas de la même manière que les adultes de plus de 60 ans et ne se servent pas des mêmes outils. Même s’informer ou se cultiver se fait différemment d’une génération à une autre. Les podcasts et les youtubeurs n’ont rien à voir avec la télévision et la radio classique. Aucun des deux audimats ne fait ça vainement, ils agissent juste différemment. Pour mettre en valeur nos auteurs, nous allons vers le public, vers les book clubs, nous privilégions les échanges, les discussions, la proximité. On ne se contente pas uniquement des signatures ou des passages médias ! Il faut donner envie et susciter l’intérêt. A travers la magie du Net, je peux accéder à l’univers d’auteurs qui vivent n’importe où dans le monde. Le travail se fait en équipe qui est composée de mon associée Nour Bouaziz, moi-même, mon père, Fatma Chouraki et Walid Ferchichi, fondateur des Editions Arcadia.
Pour la sélection des textes et des écrivains, comment opérez-vous ?
Pour les primo-auteurs, ils se sont présentés en cherchant à se faire éditer. Beaucoup ont été retenus de bouche à oreille. Ça a marché et cela procure un grand sentiment de satisfaction. Une jeune étudiante s’est présentée à nous pendant la Filt et nous a confié vouloir se faire éditer. Elle a trois récits prêts. C’est très gratifiant. On a un comité de sélection et la qualité compte pour nous. Nous faisons des retours aux écrivains et cette interaction édifiante s’avérera fructueuse. C’est sûr.
Qu’avez-vous à dire à celles et ceux qui pensent que les jeunes de nos jours ne lisent plus ?
Ils sont déconnectés de la réalité. Les jeunes lisent, écrivent et produisent de différentes manières. Des créateurs de contenu culturel font fureur. Il faut leur tendre la main et j’ai besoin qu’on coopère toutes et tous ensemble. Nous vivons une ère qui bouillonne de talents. La culture doit être en phase avec les mutations technologiques de l’époque. Le pouvoir immense de la communication incite drastiquement à la lecture et à l’écriture. Il faut utiliser ces outils à bon escient, y compris l’Intelligence artificielle ou les liseuses. Nos livres sont aussi disponibles en version numérique, en ligne, grâce à « Clic 2 Read ».

Il brille par sa couverture attrayante, rouge, criarde d’amour. L’ouvrage « Hob Kira » du jeune écrivain Wassim Ayari a drainé de jeunes curieux, lecteurs et visiteurs à la 39e édition de la Foire Internationale du livre de Tunis lors de sa première séance de dédicace-lancement. Nous ne connaissions pas l’auteur avant cette parution- évènement chez « Hkeyet édition ». Et nous nous sommes posé la question : Qui se cache derrière cette histoire d’amour, tissée en langue arabe ? Entretien avec Wassim Ayari.
«Hob Kira » est un des premiers romans parus aux éditions « Hkeyet ». Que pouvez-vous nous dire sur votre livre sans trop en dévoiler à nos lecteurs ?
Une mise dans l’univers s’impose ! Il s’agit d’une fusion entre réalité et imaginaire. J’ai édifié un monde qui m’est propre en puisant dans la réalité. Elle suit Wajdi, un jeune homme orphelin, qui lutte pour subvenir à ses besoins, en travaillant durement, jusqu’au jour où il apprend que son père est vivant. Il part à sa recherche et dans sa quête, il rencontre « Kira ». Je n’en dis pas plus ! (Sourire).
Peut-on en savoir plus sur le processus d’écriture et sa dynamique ?
C’est le fruit de nombreux essais d’écriture, qui se sont longtemps succédé et qui ont finalement abouti. Depuis le primaire, j’ai toujours aimé écrire et faire paraître un livre. Mon amour pour l’écriture est incommensurable.et pouvoir le faire était un rêve d’enfant. Je faisais des jets dans différents cahiers, en langue arabe. Quand j’ai quitté ma région natale « Makther », ma perception du monde a changé. Elle a grandi. Toujours sur PC, je n’ai cessé d’écrire, jusqu’à mon accident de voiture, qui n’a fait que m’encourager finalement, à terminer le roman. J’ai commencé à 17 ans à l’écrire et à le réécrire. Et depuis cette épreuve, je n’ai cessé d’écrire. En 2021, j’ai terminé « Hob Kira ».
Votre formation était pourtant scientifique au lycée…
Oui, spécialisé dans la « géologie ». Depuis toujours, je tiens à écrire en toute liberté.
Vous avez commencé par la grande porte : le roman long et non pas par des nouvelles. N’est-ce pas risqué ?
Quand je commence à écrire, je ne peux m’arrêter. Je ne sais pas si c’est positif ou négatif. (sourire). Le brouillon a atteint plus de 456 pages. Et pourquoi pas prochainement, je procéderai en tomes. C’est ma première Filt en mode écrivain. L’accueil du public a été exquis. Je suis content même je me considère comme un projet. J’use des réseaux sociaux, spécialement Facebook pour maintenir un lien avec les fans. Entretenir cette idée, c’est s’ouvrir sur le monde.