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Catherine Cormier–Larose , poète et directrice du festival de poésie de Montréal : « J’ai cette certitude que la poésie embellit le monde »
ENTRETIENS2 / 2 / 2025

Catherine Cormier–Larose , poète et directrice du festival de poésie de Montréal : « J’ai cette certitude que la poésie embellit le monde »

Dans le cadre d’une tournée en Tunisie, effectuée à l’occasion de la parution de «Kaléidoscope», une anthologie de poésie québécoise, traduite en arabe, Catherine Cormier-Larose entretient ce dialogue entre deux cultures, deux nations, et s’adresse au monde à travers la poésie. Cette aventure littéraire est un foisonnement de mots qui magnifie l’époque, menée collectivement.


«Kaléidoscope», votre anthologie de poésie, a été présentée à un large public à la librairie Al Kitab Mutu, ensuite, dans le cadre d’un club de lecture à haute voix, fondé récemment à Hammamet et prochainement, elle sera présentée à l’Institut Français de Sousse. Que pouvez-vous nous dire de plus sur cet ouvrage de poésie distingué ?


Dans le cadre du festival international de la poésie qui a eu lieu en avril 2024, il y a eu une présence québécoise importante. Poètes et poétesses ! On a tenu à ce que leur passage en Tunisie et leur participation demeurent. Que leur partage de la poésie reste ! C’est difficile de se lire à l’international et d’avoir accès à la poésie mondiale. En créant cette anthologie de 30 poètes et poétesses québécois, on les a traduits en langue arabe, ainsi les Tunisiens pouvaient les lire, nous permettant de les faire entrer dans une poésie québécoise qui dialogue avec la Tunisie, et en entretenant cette croyance en une poésie… qui est salvatrice. Avec Moez Majed, le fondateur du festival, nous trouvons que la poésie peut être un vecteur de paix, qui rend accessible tout ce qui est inaccessible, qui renforce le partage des valeurs, crée une communion universelle, au-delà des différences. La poésie a été traduite par le Tunisien Ashref Kerkeni, révisée par Khalil Khalsi, les deux sont spécialistes en lettres. Moez Majed a assuré la direction littéraire du projet, en faisant attention à bien traduire les expressions québécoises.


Comment s’est passé ce processus de traduction poétique ?


Initialement, on a travaillé avec une équipe qui croit profondément en une poésie traduite, en une poésie qui doit l’être et qui doit être faite par des poètes. Le poème est plus important que « le mot à mot » ou du mot juste. Ce sont des traductions créatives. L’écriture a une âme. On a traduit en gardant l’idée du poème en langue arabe. On écrit avec le cœur.


Parlez-nous de votre festival international de la poésie à Montréal ?


Depuis quelques années, la direction du festival de la poésie de Montréal, qui est un festival uniquement dédié à la poésie, très local et annuel, essaie d’attirer des poètes de partout du Québec avec un aspect lié à la francophonie. Chaque année, on essaie de travailler, discuter et échanger avec des poètes de par le monde, de la Tunisie et du monde arabe. D’où notre connexion au festival international de la poésie de Sidi Bousaid. En Tunisie, on publie beaucoup en français, d’où ce rapport fluide qui s’est créé. On est en train de travailler sur une revue de 12 poètes tunisiens et tunisiennes, 6 arabophones et 6 francophones, qu’on veut avoir dans une revue spéciale. Emna Louzir a d’ailleurs été enregistrée. Il y a des choses de ce partage qui perdurent, créant ainsi des liens, en changeant les idées, afin de communier et de communiquer. On fait de la poésie un vecteur de changement.


Pour « Kaléidoscope », votre dernière anthologie, comment s’est faite la sélection des 32 poètes et poétesses ?


La sélection d’une anthologie est toujours un brise-cœur. Avec Nora Attala, j’ai codirigé la publication. C’est une poétesse québécoise et le travail s’est fait à deux. Elle voyage beaucoup, partout dans le monde. C’est une poète qui sème la poésie québécoise partout. On a choisi des poètes très importants, qui écrivent et font œuvrer la poésie, qui la publient et la tissent, avec des poètes moins connus d’ailleurs : D’Ottawa, d’origine italienne, autochtone, du Guatemala. En mélangeant, on a créé ce « Kaléidoscope ». Les poétesses arabes retenues sont canadiennes avec des origines arabes. La poésie québécoise a mis beaucoup de temps à s’ouvrir sur le monde. Nous sommes la seule région francophone du Canada, et avons bataillé pour notre patrimoine linguistique, qui fut un véritable combat. C’est tout un travail de générations. La peur de perdre notre langue est omniprésente. Nous vivons dans un monde avalé par le culture « américaine », des Etats-Unis spécifiquement. C’est l’époque ou jamais de se protéger contre cette culture mondialisée.


Quelle place a la poésie au 21e siècle, particulièrement en 2025 ?


Les gens souffrent beaucoup de nos jours. Sur le plan personnel mais aussi à cause de l’état de notre monde, des guerres qu’on n’a pas choisies de vivre, du capitalisme ambiant, de la violence inerrante. La poésie allège les maux. C’est une manière de rassembler, d’unir, de créer des communautés tout en étant rebelle et résistant. J’ai cette certitude que la poésie embellit le monde. C’est une fenêtre qui permet d’entendre les voix des autres.


Un dernier mot sur la couverture remarquable de l’ouvrage « Kaléidoscope » ? Nous ne restons pas indifférents à la photographie choisie.


Pour l’anthologie, on cherchait une manière de la présenter. Cette publication est importante au Canada et en Tunisie, mais nous espérons qu’elle fasse échos dans le monde arabe et ailleurs. La photo sublime qu’on a choisit fait référence à la Tunisie. Elle est signée Mehdi ben Temessek, photographe, poète et architecte de formation. Elle évoque l’artisanat, le ciel ouvert, le drapeau blanc, la carte et la page blanche. Ce tissu visible sur la couverture est tunisien.

Catherine Cormier–Larose , poète et directrice du festival de poésie de Montréal : « J’ai cette certitude que la poésie embellit le monde »
« Salha Nasraoui » : « La source », une histoire racontée autrement
ENTRETIENS1 / 11 / 2025

« Salha Nasraoui » : « La source », une histoire racontée autrement

En enchaînant les rôles remarquables de mères battantes et fortes, Salha Nasraoui effectue son grand retour en 2024 pour son public connaisseur. Elle a été aussi une grande découverte pour d’innombrables spectateurs férus de théâtre et de cinéma, mais qui ne la connaissaient pas. A l’affiche de « La source » de Meryem Joober, en salles à partir du 15 janvier, elle sublime l’écran au cinéma et conquiert par son interprétation, y compris au théâtre. Rencontre.


Vous êtes à l’affiche de « Mé Al Ain » ou « La source » de Meryem Joober qui sort le 15 janvier dans toutes les salles de cinéma. Précédemment, en 2019, beaucoup vous ont remarquée dans « Brotherhood », signé par la même réalisatrice et nominé aux oscars. Vous y campez le rôle d’une mère meurtrie mais résiliente face à la destinée de son enfant. Selon vous, comment s’est passée cette transition du film court à sa version longue ?


Les deux films paraissent similaires parce qu’il s’agit de la même famille, qu’il y a aussi le retour du jeune garçon de Syrie. Dans « Brotherhood » — le court — l’histoire était plutôt vue par le mari. La réalisatrice a eu l’idée de faire du film un long métrage, mais raconté du point de vue de la mère. Comment elle vit le déchirement, la séparation d’avec ses enfants, la tourmente ou la déroute. A partir de cette idée, tout le personnage a été développé pour raconter l’histoire autrement. « La source » raconte une histoire autrement, d’un autre point de vue.


Vous jouez le rôle de la figure maternelle, par excellence. Comment s’est passée votre incarnation de ce personnage assez complexe ?


Ce n’était pas facile, comme tout personnage composé. Façonner et s’imprégner d’un rôle comme celui-ci n’est pas facile. Je ne banalise rien. Je ne prends rien à la légère. Il faut de la persévérance, de l’ardeur. Il s’agit d’un travail ficelé. C’est le théâtre qui nous apprend à être minutieux, à bien s’imprégner d’un personnage, bien le connaître, tisser sa vie, tout savoir sur sa personnalité, ses qualités, ses défauts. On a beaucoup écrit, et on a formé les autres acteurs plus jeunes du film. « Aïcha », je l’ai beaucoup adopté et j’ai su comment lui donner vie. Faire de sa résilience, sa force, sa tranquillité un point fort. La direction d’acteurs de Meryem Joober était excellente : on connaissait ce qu’on voulait, nous, acteurs. Sa direction est si douce. Elle nous a fait comprendre qu’on peut arriver à bout d’un très bon travail, sans être dur, forcément sur un plateau de tournage. Elle est d’une bienveillance exemplaire.


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Comment s’est passé le travail avec les jeunes acteurs du film et avec Mohamed Grayaâ? Il y a beaucoup d’esthétique dans le film, notamment celle du lieu. Très naturel. Que gardez-vous en souvenir du tournage ?


On a effectué des ateliers classiques et indispensables d’acting : avec exercices de base, de respiration, de mouvement, d’allures. Ce sont des cours de théâtre qu’il a fallu pour eux en premier, pour bien les initier. La réalisatrice a suivi le processus dès le départ et ils ont vite appris. Avec Grayaa, nous formons un très bon tandem à l’écran. J’ai beaucoup aimé travailler avec lui. Pendant 6 semaines, j’ai été coupé du monde en fermant mon téléphone. (Rire) Le paysage était splendide, avec des plaines arides, naturelles et il ventait beaucoup. C’était un tournage sans doute très physique avec ses petites difficultés mais surmontables et qui reste très plaisant. Ça a duré 6 semaines et c’était magnifique.


« Le Bout de la mer », dernière pièce de théâtre en date de Fadhel Jaibi, vous a fait connaître dans le rôle extrêmement complexe et dur d’Atika, une autre mère à la destinée tragique. Une œuvre dure mais remarquable qui me pousse à vous interroger sur le lien que vous avez à la scène. Quelle est la différence pour un acteur de jouer dans le cinéma et d’être sur scène ?


J’ai fait du théâtre, ensuite, du cinéma, et je suis revenu au théâtre. Ce sont les outils et la formation qu’on a qui comptent le plus. Notre prestation, nos corps, notre présence scénique, visage, gestuel. Notre mental, la voix. Ce sont des outils qui doivent tout le temps être entretenus. C’est ce qui nous forge en tant que comédiens. Ce qui nous forme. Tout cela à la fois doit être dosé sur scène ou à l’écran, et c’est au metteur en scène ou au réalisateur de le faire. Il ne s’agit pas de disciplines différentes. Un acteur reste un acteur avec une bonne direction, un bon encadrement. Nous avons « un témoin » en tête, en tant qu’acteur qui nous permet de sentir quel résultat avoir dans une création. L’acteur s’adapte à un film comme dans une pièce théâtrale avec peut-être un peu plus d’effort physique fourni sur scène, et avec plus de sentiments, d’émotions exprimées.


Après « Jounoun », pièce de Fadhel Jaibi, mise en scène en 2000, vous avez retravaillé avec lui en 2023 sur « Le bout de la mer ». Que gardez-vous en tête des deux expériences ?


Dans « Jounoun », j’ai été étudiante. Je faisais encore du théâtre et j’ai été flattée qu’il m’ait choisie. J’étais jeune, honnêtement. On a fait le tour du monde avec. Elle a été jouée 150 fois partout. J’étais poussée par ma passion et mon envie effrénée de travailler, sans arrêt, sans parvenir sur le moment à cerner exactement ce que j’ai acquis comme savoir. Ce n’est qu’en enchaînant les expériences après « Jounoun » qu’une prise de conscience s’est déclenchée et que j’ai su à quel point j’ai tellement appris de Jaïbi. Renouer avec lui récemment m’a fait comprendre qu’il était bien plus important que je ne l’imaginais.


Dans les trois rôles que vous présentez actuellement, vous jouez le personnage de la mère-totem. Comment s’est faite cette succession de choix de rôles ?


Franchement, ça s’est fait par hasard. Ce sont des figures maternelles très différentes que j’ai eu plaisir à jouer. C’est une question de timing et j’ai fait avec pour « La source », comme pour « Les enfants rouges » de Lotfi Achour (Qui sort prochainement) ou pour « Le bout de la mer » de Jaibi.



« Salha Nasraoui » : « La source », une histoire racontée autrement
Naoures Rouissi, fondatrice de la section «Green Carthage» aux JCC : Pour un festival engagé écolo
ENTRETIENS12 / 26 / 2024

Naoures Rouissi, fondatrice de la section «Green Carthage» aux JCC : Pour un festival engagé écolo

Penser l’environnement lors des Journées cinématographiques de Carthage s’est concrétisé à travers la création d’une petite section consacrée à de longs métrages engagés et a sensibilisé les festivaliers et organisateurs au devenir d’un festival, responsable écolo. L’heure était à des JCC un zeste plus vertes. Naoures Rouissi, fondatrice de cette nouvelle section et directrice de la programmation du festival, nous en parle davantage.


En quoi consiste très concrètement cette nouvelle section « Green Carthage », qui a vu le jour aux JCC 2024 ?


«Green Carthage» est une initiative qui devait se faire et qui a, finalement, vu le jour dans un essai pilote. C’est un premier pas pour penser l’environnement et faire de notre festival national de cinéma une manifestation engagée écologiquement, dans la lignée des plus grandes manifestations cinématographiques dans le monde. C’est une préoccupation mondiale, une action importante, menée individuellement ou collectivement, pour la sauvegarde de notre planète et pour la lutte contre la pollution. Les festivals de culture et d’art doivent être engagés écolo dans le monde, les JCC aussi, donc. D’où l’émergence de cette idée de créer une section de films axés sur l’écologie à l’image du festival de Cannes, la Berlinale, Venise ou d’autres, mais surtout de penser tout un festival autrement. La participation des festivaliers aussi doit être responsable : diminution du papier, taxes symboliques sur les tickets des films, digitalisation, lutte assidue contre le plastique pendant toute la manifestation. Pour les JCC 2024, nous avons fait appel à «Chkarty», pour des «Totebags» écologiques, puisque l’enseigne tunisienne est fondée sur le recyclage. C’est vrai qu’un festival fait bouger toute une ville, mais, en contrepartie, la pollution augmente : plastiques, carburants, cigarettes, déchets.


«Green Carthage» était une petite section dans cette 35e édition. Est-ce parce qu’il s’agit de son lancement ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les films verts retenus pour cette année ?


C’est une section sans compétition, au format petit, avec 5 films seulement programmés. C’est un test avec projections et débats. Nous avons l’ambition de la faire évoluer, de faire un prix «Green» pour les prochaines années et de sensibiliser sur une industrie de fabrication de films moins polluante, aussi parce que les tournages de films polluent beaucoup l’environnement. Parmi les films nous citons «Sh’hili» de Habib Ayeb et l’espagnol «Papillons noirs» de David Baute et trois autres. Le réalisateur était aussi engagé et a soutenu l’idée directement, lui qui a toujours réalisé des films qui visent à traiter des sujets liés à la protection de l’environnement. Même en feuilletant le programme, vous trouverez une mention verte «Green » qui montre qu’un titre de films est classé dans notre section écologique. Nous voudrions nous ouvrir sur le cinéma à réalité virtuelle. Je n’oublie pas «Breath» d’Ilaria Congiu. La réalisatrice italienne a eu un réel plaisir à mener le débat avec ses spectateurs après la projection. Les révélations faites dans les films verts interpellent et choquent. Ce sont des films qui suscitent clairement le débat.


Pourquoi cette initiative a pris autant de temps à voir le jour ?


La question était soulevée, depuis longtemps. Elle s’est concrétisée cette année avec la volonté de la faire clairement évoluer dans un avenir proche. Il était temps que les choses bougent et qu’on adopte des initiatives orientées «écologie». Les rapports des ONG et des associations à travers le monde sont alarmants. Il faut que la Tunisie suive cette manière de faire et suive d’autres exemples internationaux de manifestations engagées.

Naoures Rouissi, fondatrice de la section «Green Carthage» aux JCC : Pour un festival engagé écolo
Bechir Zayene, photographe et réalisateur de « Beyond Reality » : « Je raconte des faits dans la subtilité »
ENTRETIENS12 / 22 / 2024

Bechir Zayene, photographe et réalisateur de « Beyond Reality » : « Je raconte des faits dans la subtilité »

Dans son premier court métrage d’une durée de 19 min, Bechir Zayene, réalisateur, sensibilise à une cause juste, celle de la lutte contre les violences faites aux femmes et, globalement, faites aux personnes à capacité réduite. « Au-delà de la réalité » ou « Beyond Reality » lève le voile sur une dure réalité. Il est retenu en compétition officielle Court métrage fiction lors de la 35e édition des Journées cinématographiques de Carthage. A l’affiche, Fatma Sfar, Kahena et la participation spéciale de Nadia Boussetta et Najla ben Abdallah.


Vous êtes connu en tant que photographe, et à travers le court métrage « Beyond Reality », vous voici réalisateur. Comment cette conversion a eu lieu et comment est née votre réalisation ?


C’était dans le cadre d’une action que je devais accomplir au sein d’ONU Femmes. L’équipe a pensé qu’il serait utile de faire quelque chose pour sensibiliser contre les violences faites aux femmes. C’était la genèse de « Beyond Reality », d’où l’idée de réaliser ce court métrage, qui mettrait à nu de nombreuses formes de violences. Mon inspiration, je l’ai puisée de la série à succès «Black Mirror». Je l’ai structurée en créant un lien conducteur, d’où l’émergence de ce court scénario que j’ai écrit en consultant Ahmed Essid, scénariste, qui m’a accompagné dans ce processus. Je suis autodidacte, et je me devais d’être accompagné. C’était un appui d’une grande utilité et qui m’a permis d’étoffer mon histoire le plus possible.


Comment expliquer l’omniprésence de la très haute technologie dans votre film et son lien avec les violences faites aux femmes ?


La femme, ou tout humain qui subit une violence, est marquée. Les agressions mentales ou physiques ne disparaissent pas. Face à l’émergence de l’Intelligence Artificielle et aux réseaux sociaux, générateurs de violences diverses, les limites sont enfreintes totalement. Technologie et violences vont de pair ! L’I.A. remplacera bientôt plusieurs fonctions, plusieurs métiers. Peut–être qu’elle atteindra, un jour, un seuil d’intelligence émotionnelle développé. Tout est possible ! Nous vivons une période de transition profonde.


Pour le scénario, est-ce qu’il a vu le jour rapidement ?


Pas vraiment. Une dizaine de jours ! Je me suis isolé pour le réfléchir et j’ai dû rassembler les idées que j’avais. D’ailleurs, on le sent dans le film : c’est une succession d’événements qui sont liés les uns aux autres. J’ai fait un brainstorming utile finalement qui a donné vie au film. On voit l’héroïne passer un entretien symbolique, aux prises avec son passé et les événements d’après ont suivi d’une manière fluide.


Le titre du film en anglais est «Beyond Reality» ou «Au-delà de la réalité». Quelle réalité pointez–vous du doigt ?


C’est la nôtre : l’image qu’on voudrait vivre, qui n’existe pas, qui est derrière les écrans, celle des apparences, du Bling–Bling, jusqu’à la déconnexion de la réalité, de notre vrai contexte, de la vie. Le moment de la documentation prétournage du film m’a reconnecté à la réalité. On vit des traumatismes collectivement jusqu’à la banalisation. Nous vivons dans une réalité dissociée des artifices créés par les écrans et Internet.


Avez-vous eu à élaborer une documentation fournie ?


Oui, avant, mais pas en tant que réalisateur. C’était l’année dernière. Je prenais les informations, je les fouillais et les mettais à bon escient. Je raconte des faits dans la subtilité. Les violences courantes telles que vous les avez vues dans le film en mettant en évidence le manque d’empathie, les agressions digitales, la société écrasante et sans merci. Le manque de soutien.


Le personnage principal passe un entretien. Elle le fait pour qui ?


Pour la société elle–même. Pour avoir son approbation et ses attentes. C’est une image métaphorique.


Le personnage principal est celui d’une jeune femme, «Hayet», qui souffre d’une malsurdité. Pourquoi avoir esquissé un personnage fragile ?


Afin d’inclure les violences faites aux personnes à capacité réduite. Après plusieurs études effectuées avec ONU Femme, ceci nous a tenus à cœur. Le handicap devait apparaître furtivement à la base, ensuite on s’est dit autant l’inclure totalement. Le handicap génère souvent un manque de communication, une incapacité à se défendre souvent ou à exprimer une détresse.


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Bechir Zayene, photographe et réalisateur de « Beyond Reality » : « Je raconte des faits dans la subtilité »
Rencontre avec Akram Bouslama, CEO de « Tajrabti » : « On ne peut évoquer le collectif sans cibler l’individuel »
ENTRETIENS9 / 14 / 2024

Rencontre avec Akram Bouslama, CEO de « Tajrabti » : « On ne peut évoquer le collectif sans cibler l’individuel »

C’est la rentrée pour l’équipe de « Tajrabti ». Une expérience collective prometteuse est annoncée à Hammamet et finement orchestrée par ces fournisseurs d’expériences immersives. Pendant 4 ans, les jeunes de « Tajrabti », plateforme et start-up, renforcent bien-être et développement personnel, en offrant diverses expériences orientées plus vers le culinaire, la nature, la culture, l’art thérapie ou encore le sport. A l’occasion de cette évasion programmée, nous avons rencontré le fondateur de « Tajrabti » Akram Bouslama.


Comment est né « Tajrabti » ?


« Tajrabi » a été pensée avant 2020. Initialement, je suis ingénieur informatique, et je résidais en France. Ayant accompli un long parcours dans l’IT et la finance, j’ai fini par arrêter, en voulant explorer de nouveaux horizons… et en partant pour l’Amérique du Sud. J’y suis resté un an. En prenant du recul, j’ai exploré davantage des aspects liés à la psychologie, à l’artistique ou au bien-être. J’ai été imprégné par des livres de développement personnel, reliés à l’humain, à l’essence de notre existence, au mental. Ensuite, je suis revenu en Tunisie en voulant insuffler un projet nouveau, tout en pensant essentiellement à ce que je pouvais apporter d’inédit. Pendant le premier confinement, j’y ai pensé longuement. A travers « Tajrabti », je tenais à partager ce que j’ai appris et à le mettre au service des autres et de leur bien-être. « Tajrabti » est une plateforme/start up. Elle a fini par avoir le label et fonctionne comme une plateforme de service.


En quoi consiste votre mission ?


On se positionne comme étant « des fournisseurs d’expériences » dans l’art, le bien-être, les évasions dans la nature, le sport… en faisant appel à des participants tunisiens ou étrangers et à des spécialistes. Les besoins du marché m’ont fait comprendre qu’on n’a pas assez de produits pour les proposer sur une plateforme. La qualité fait défaut et tenir une plateforme de service en Tunisie est dur. « Tajrabti » crée des évènements pour mieux gérer le stress, optimiser la gestion de soi, développer l’exploration ou la conscience de soi, améliorer le bien-être des participants, l’entretenir. On agit en entreprise en offrant des services pour le grand public.

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Pouvez-vous nous préciser comment « Tajrabti » agit au niveau individuel et collectif ?


On ne peut évoquer le collectif sans cibler l’individuel, et pour qu’il y ait une cohésion dans le collectif, il faut qu’on prenne soin de l’individu. On valorise ce dernier à son échelle humaine, parce que la gestion des émotions ou le manque de connaissance de soi peut impacter le groupe et le collectif. Si l’individu n’est pas bien avec lui-même, il ne peut être bien en groupe. On valorise l’individu en l’amenant vers le collectif et en créant un Safe Space, qui voit le jour à travers les expériences au programme et la mise en scène. On crée des évasions immersives, sensorielles à vivre en groupe et qui incitent à se focaliser sur soi. Les valeurs de partage, d’authenticité et la proximité sont entretenues au fil des expériences et sont mises en avant.


Veillez-vous à bien choisir vos endroits pour garantir ces immersions ?


C’est très important pour nous de garantir l’immersion. On opte pour des espaces, où il n’y aura que des participants dans des lieux en plein air, délimités, mais en même temps ouverts, qui garantissent la cohésion du groupe. Nous théâtralisons le bien-être à des fins thérapeutiques dans des endroits propices au développement de l’art-thérapie, par exemple, ou, au partage. Nous travaillons avec des bénévoles, qui veulent garantir un apport à « Tajrabti ». Nous avons collaboré avec des associations et des organismes pour travailler avec des franges sociales dans le besoin. Nous ne dépendons d’aucune subvention étatique ou privée. Nous sommes parfaitement autonomes. « Tajrabti » est un rêve pour moi. Elle évolue en se créant une communauté autour, épanouie à l’échelle humaine. « Tajrabti » fait de la concurrence à l’échelle locale et à l’étranger, malgré les doutes liés au marché de l’entrepreneuriat. C’est un travail d’équipe, composé d’un responsable communication/événementiel, d’un metteur en scène/

Rencontre avec Akram Bouslama, CEO de « Tajrabti » : « On ne peut évoquer le collectif sans cibler l’individuel »
Rencontre avec l’actrice soudanaise Siran Riak : «Goodbye Julia reflète exactement la condition féminine au Soudan»
ENTRETIENS5 / 20 / 2024

Rencontre avec l’actrice soudanaise Siran Riak : «Goodbye Julia reflète exactement la condition féminine au Soudan»

«Goodbye Julia» de Mohamed Kordofani est l’histoire d’un schisme populaire qui s’aggrave. Des thématiques comme l’inégalité sociale, la maternité, la condition de la femme soudanaise, les us et coutumes sont décortiqués à travers cette histoire, bien menée par deux actrices qui font leurs premiers pas face à la caméra, à savoir Eiman Yousif et Siran Riak. Cette dernière était présente à Tunis pour la promotion du film. Nous l’avons rencontrée pour vous lors d’un débat avec le public à Cinémadart. En voici des extraits ! Le film est sorti dans toutes les salles en Tunisie depuis le 8 mai 2024.


Le film traite de la condition de la femme au Soudan. Pouvez-vous nous en dire plus ?


«Goodbye Julia» est très réaliste. Il reflète exactement la condition féminine au Soudan. Typique même. Akram, le mari de Mona, est l’homme soudanais type par excellence. Ce conflit au sein d’un couple est récurrent. La femme désirant s’émanciper et l’homme qui l’écrase en plus des traditions et des codes sociaux de Khartoum.


Le pourcentage des femmes qui vivent comme Mona, une des deux héroïnes du film, est-il important ? Notons que Mona est la femme musulmane, appartenant à la bourgeoisie et menant un style de vie aisé.


Je ne suis pas dans une position de m’exprimer. C’est sans doute ce qui prime le plus, à 90%, mais la nouvelle génération essaie de changer les choses radicalement, spécifiquement dans la capitale.


Le film est-il sorti au Soudan ?


Non, malheureusement à cause de la guerre actuelle. Sa première projection a eu lieu au festival de Cannes, l’année dernière. Une seule fois dans une région au sud du pays. Le tournage a eu lieu, fin 2022. Il a pris une année pour voir le jour. Je suis top model à la base. J’ai été repérée sur Instagram et bien dirigée par Mohamed Kordofani, qui, lui, réalise son tout premier long métrage de fiction. L’équipe du film a fait en sorte que les conditions de tournage soient optimales. Julia, mon personnage, me ressemble en partie car j’ai souffert à l’école, dans la rue, au Soudan. C’était une période dure qui a finalement abouti à mon départ pour l’Ughanda.


Le racisme est raconté en profondeur dans le film, notamment à travers le conflit civil nord/Sud. Comment se présente actuellement la situation ?


C’est une relation purement humaine. Seulement, géographiquement, on s’est séparé. Il existe désormais deux Etats séparés sur tous les plans avec des violences incessantes. Je ne commenterai pas davantage la situation. (Sourire)

Rencontre avec l’actrice soudanaise Siran Riak : «Goodbye Julia reflète exactement la condition féminine au Soudan»
Rencontre avec Jadd Hilal, auteur de «Le caprice de vivre» : «Quand on parle, on rate de faire ressentir»
ENTRETIENS5 / 11 / 2024

Rencontre avec Jadd Hilal, auteur de «Le caprice de vivre» : «Quand on parle, on rate de faire ressentir»

Invité par l’Institut français de Tunisie à l’occasion de la Foire internationale du livre, dans sa 38e édition, Jadd Hilal a longuement et passionnément parlé de son 3e livre, paru aux éditions Elyzad, «Le caprice de vivre». Durant cette rencontre modérée par Ons Ben Youssef, professeure agrégée de littérature française, l’auteur franco-palestino-libanais nous en dit plus. On a retenu pour vous quelques extraits de cet échange édifiant…


O.B.Y : Avec «Le caprice de vivre», votre dernier livre paru récemment aux éditions Elyzad, il y a quelque chose de nouveau qui s’est déclenché. Pouvez- vous mettre des mots dessus ?


J.H : «Le caprice de vivre» est le premier roman que j’écris sans sujet. Pour «Des ailes au loin» et «Une baignoire dans le désert», mes deux précédents livres, j’en avais. Pour le premier, je racontais l’histoire de ma famille palestinienne. Pour le 2e, je voulais raconter l’histoire de mon cousin, qui a vécu la guerre en Syrie, qui s’est exilé, qui est homosexuel et qui a enduré tout cela seul, depuis ses 8 ans. «Le caprice de vivre», c’est un texte qui s’est écrit à mon insu. C’est en écrivant que je me suis rendu compte des choses qui m’importaient. C’était comme «rouler sur l’autoroute à 130km/h, sans s’en rendre compte, jusqu’à avoir un accident». Je me suis autorisé à sortir un roman de mon ventre. Il réunit colère, rêves, envies qui dataient d’il y a longtemps.


O.B.Y : «Ventre», «estomac», autant d’expressions utilisées au fil des pages du «Caprice de vivre». D’ailleurs, ce titre est intrigant, attrayant. Dites-nous en davantage.


J.H : Le titre, c’est ma bête noire, quand j’écris un roman. (Rire) Je trouve que titrer un livre, c’est autre chose que d’écrire un roman… Le trouver, c’est réduire l’écrit en quelque sorte. Ce titre a vu le jour suite à des discussions avec mes éditrices car ce qui réunit mes personnages, c’est l’idée d’une intransigeance. Ils ont un rapport intolérant à ce qui ne correspond pas à leur valeur. Pour Werda, c’est la vérité au péril de tout. Pour Human, l’idée de sauver la représentation des arabes, leur image est une priorité. Soulaymane se contente de s’allonger sur le canapé. Le caprice est une forme littéraire commune finalement aux trois personnages du livre.


O.B.Y : Il y a ce souci de titre, mais aussi les première phrases de votre livre… Vous parlez de l’intransigeance des personnages, et des dialogues, mais aussi de l’espace à la configuration intéressante.


J.H : C’est un sujet que j’aime bien rendre en littérature. La proximité, et ce lien qui me lit aux gens. Ça émane de mon ressenti pendant le Covid : les corps des gens et des amis m’ont manqué. C’est particulier de ne plus toucher quelqu’un. Dans ce roman, j’ai fait un focus sur le corps. Tous les moments de dialogue sont pour moi des moments d’échec. Quand on parle, on rate de faire ressentir. C’est comme au cinéma ! Avec Hitchcock, par exemple, il y a peu de mots. Les émotions sont ressenties. Le moment où il y a du dialogue, c’est quand il faut expliquer, ou s’exprimer. L’espace suffit ! L’extérieur/intérieur est présent aussi.


O.B.Y : Le personnage «Sulaymane» est taiseux, parle aux animaux, il est «Soulaymanesque», selon Human. Le sexe tue l’amour entre Werda et Human : un amour particulier déjà, qui coupe avec cet amour romantique, fleur bleue et, finalement, on voit l’amour dans les corps, dans les familiarités, dans le vivre-ensemble et tout ce qu’il y a de plus ordinaire…


J.H : Et dans tout ce qu’il y a de plus malsain ! L’amour c’est quelque chose de bien, d’agréable, et qui, parfois, fait mal. L’amour est un réceptacle de doute, de douleurs, d’angoisse. Ce livre est un roman d’apprentissage : le premier volet d’une saga plus générale. Il va y avoir une suite sur l’apprentissage de ce personnage. Il apprendra à aimer car aimer ça s’apprend. On ne s’aime pas de la même manière; avec le temps, ça change. J’envisage de travailler sur l’idée que l’amour ce n’est pas uniquement de respecter l’autre. Est-ce que c’est du désir ? De l’amour ? Autant de questionnements. Les corps disent beaucoup aussi et spécialement ceux qui vieillissent ensemble.


*«Le caprice de vivre» (Editions Elyzad)

Rencontre avec Jadd Hilal, auteur de «Le caprice de vivre» : «Quand on parle, on rate de faire ressentir»
Feryel Saïmanouli, autrice de «Elles n’avaient pas le temps» : «Je tenais à donner une dimension universelle à mon livre»
ENTRETIENS5 / 2 / 2023

Feryel Saïmanouli, autrice de «Elles n’avaient pas le temps» : «Je tenais à donner une dimension universelle à mon livre»

Publié aux «Editions Arabesques», le premier livre de Feryel Saïmanouli, écrivaine tunisienne, annonce, de prime abord, une fuite dans le temps. Un temps qui s’étire, fait surgir de nombreuses interrogations élémentaires, annonciatrices de combats pour la justice et l’égalité. Berceau de plusieurs parcours de vie, l’autrice, au bout d’une centaine de pages, fait écho à un dialogue générationnel, creuse les différences entre les genres, remet en questions les rapports familiaux, avec, en trame de fond, une histoire de famille tunisienne. On a lu «Elles n’avaient pas le temps», disponible actuellement dans toutes les librairies et à la foire du livre, et on a rencontré pour vous son écrivaine. Entretien.


Feryel Saïmanouli, au gré de vos études supérieures en Lettres menées à Paris, vous vous êtes consacrée à l’écriture de nouvelles, avant la parution de votre premier récit fiction titré «Elles n’avaient pas le temps» (Arabesques Editions). Pouvez-vous revenir sur votre rapport avec l’écriture et la genèse de votre livre ?


J’ai commencé à écrire des nouvelles : la première était «Ses yeux gris qui me souriaient», que j’avais présentée à un concours pour L’Harmattan, en France, et qui a, également, était première sélectionnée. Elle a été postée, ensuite, en ligne, libre de droit et d’accès. La deuxième a vu le jour, dans le cadre d’une exposition, organisée par plusieurs artistes, juste après le confinement, et qui s’appelait «Un pas vers l’Après». Elle s’est passée au B7L9, à Tunis, et un des projets était celui de l’artiste Feryel Zouari. Dans ce cadre, des écrivains devaient produire un texte de 2 pages et, ensuite, d’autres artistes, issus d’autres disciplines, devaient produire des œuvres à partir de nos écrits. Au final, un artiste peintre avait, donc, produit un tableau à partir de mon texte.


Jusqu’à la parution en 2023 de «Elles n’avaient pas le temps», votre premier livre, publié en Tunisie aux éditions Arabesques…


C’était au tout début une nouvelle que j’ai transformée en roman. Sa genèse me tient à cœur parce que, je l’ai vu, il y a dedans du vécu personnel. Il y a énormément d’histoires, mais pas que cela. Je suis féministe depuis ma plus tendre enfance et je remarquais des choses qui m’interpellaient… J’ai, de nos jours, eu envie d’écrire sur le sujet de l’inégalité dans l’héritage. La genèse de ce livre était donc différente de ce que je faisais d’habitude… Pour «Elles n’avaient pas le temps», j’ai commencé à noter toutes les remarques sexistes que j’ai pu écouter, qu’on m’avait adressées. Du coup, je les ai écrites, les unes après les autres, jusqu’à en avoir des pages entières, dans un carnet. Je l’ai fait assez rapidement. Initialement, «Elles n’avaient pas le temps» est une nouvelle que j’ai écrite en quatre jours. Je l’ai publiée après l’avoir retravaillée sur des mois…

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Peut-on le considérer comme un livre militant ou engagé ?


Ce n’est pas un livre de militante. J’ai posé une situation, que j’ai racontée au gré de scènes statiques, dans des huis clos, tout en sentant le bouillonnement qu’il y a autour de ce sujet. Un récit que j’ai pas mal travaillé et retravaillé sur une période. A Paris, j’ai vu une fois une pièce de théâtre autour des contes de Perrault. Je me suis rendu compte à quel point les récits courts étaient efficaces, pouvaient raconter une histoire captivante, couramment, avec des personnages élaborés, des sujets importants, avec une clarté surprenante et le tout dans un cadre merveilleux, fantastique. Je m’étais donc inspirée de cela pour mes écrits. Pour le roman, je m’étais dit que c’était efficace de parler au lecteur, de l’impliquer, qu’il ne soit pas que lecteur ou spectateur, mais qu’il soit aussi acteur.


«L’inégalité dans l’héritage» est-elle la thématique principale de votre livre ?


Oui, bien sûr. C’est le sexisme d’une manière générale, et le cœur du sujet est l’inégalité successorale, qui reste et qui restera toujours d’actualité en Tunisie. On n’est toujours pas au même statut que les hommes, en ce qui concerne l’héritage : on n’est pas égaux face à la loi. Il faut que la société évolue et que les politiques prennent conscience que tous les citoyens ne sont pas égaux. On s’est embourbé dans du conservatisme depuis le déclenchement de la révolution, et on disait souvent que ce n’était pas prioritaire… Et cet argument-là, ils le sortiront toujours. C’est pourtant un droit vital et élémentaire d’être égaux. Il faut commencer à changer les lois. C’est ce qui nous fera changer après et bousculera les mentalités.


D’où le fait d’avoir publié votre livre en Tunisie, et non pas en France ?


En France, publier des livres est très compétitif. En Tunisie, on peut facilement sortir du lot, être plus visible, impactant. Je commence par la Tunisie, et on verra bien après….


Sans spolier les lecteurs, a qui fait référence le pronom «Elles» dans le titre ?


A toutes les femmes. Mais on comprend rapidement que c’est des Tunisiennes, ou des musulmanes, qu’il s’agit. Je ne le dis pas directement, parce que je tenais à ce qu’il y ait une universalité dans le roman : je ne dis jamais où ça se passe, je dis des noms qui ne donnent pas vraiment d’indication sur des lieux précis… Je tenais à ce que tout le monde puisse se reconnaître. Donner cette dimension d’universalité, j’y tenais. Ce récit fait sans doute écho à toutes les femmes issues de toutes les classes sociales. A travers mes mots, je pose un problème, une situation, et je tiens à ce que les récepteurs ou les lecteurs en parlent. Je ne prône pas frontalement un engagement ou un militantisme.


Engagement et littérature, parlons-en.


Mes nouvelles ne sont pas toutes engagées. Elles ont quand même traité de sujets tels que la loi 52. J’ai raconté l’histoire d’une personne transgenre en Tunisie, et parlé du viol, de sa complexité dans le monde arabo-musulman et de l’épouse, victime contrainte souvent, sous pression, d’épouser le violeur. Jusqu’aux étudiantes qui se prostituent pour subvenir à leurs besoins… Ce sont des sujets importants qu’il faut déterrer, à mon avis. Qu’il faut admettre.


Une suite de «Elles n’avaient pas le temps» est-elle prévue ? La fin est annonciatrice d’une suite.


Ce n’est pas de refus. Pourquoi pas ? (sourire) Peut-être un autre genre de suite, mais du point de vue de «Jo», le frère. Actuellement, je suis sur un autre projet d’écriture pour enfants dans lequel je raconterai des récits de femmes figures importantes, historiques, ou légendes, mais oubliées par l’histoire ou pas assez représentées et mises en valeur. Ça sera une série de livres qui racontent les voyages d’une petite fille, partie à la rencontre des femmes orientales ou africaines.

Feryel Saïmanouli, autrice de «Elles n’avaient pas le temps» : «Je tenais à donner une dimension universelle à mon livre»
Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition « The Event Of a Thread » : «Le textile nous touche à l’unanimité !»
ENTRETIENS2 / 20 / 2023

Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition « The Event Of a Thread » : «Le textile nous touche à l’unanimité !»

« The Event of a Thread » est une exposition artistique faite en fils et textile. Elle a démarré en grande pompe le 27 janvier 2023 et reste accessible à « Central Tunis » et son espace le 15, jusqu’au 11 mars. Cet évènement co-organisé par « La Central Tunis », « Le Goethe Institut Tunis » et l’IFA nous raconte différentes histoires sociales, des récits singuliers d’artistes et constitue un dialogue entre l’Allemagne et la rive sud, le tout, dans une esthétique artistique qui valorise le patrimoine culturel d’ici et d’ailleurs. Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition, nous en parle davantage à l’occasion de son arrivée en Tunisie.


Que pouvez-vous dire à nos lecteurs à propos de l’exposition «The Event Of a Thread», organisée par le Goethe Institut Tunis et la « Central Tunis » et qui est ouverte au public jusqu’au 11 mars 2023 ? Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?


Ces dernières années, un certain nombre d’expositions ont mis en exergue l’importance du textile dans l’art contemporain. Leur impact et leur popularité sont sans équivoque. Dans l’univers des Textiles, le traditionnel et le contemporain, les arts et l’artisanat, les connaissances locales et mondiales artistiques fusionnent. Les récits personnels et l’esthétique se mêlent afin de refléter les conditions sociales et économiques des sociétés dans un monde globalisé. Les textiles nous touchent toutes et tous à l’unanimité.


Lors de l’élaboration de l’exposition, Susanne Weiß et moi-même, Inka Gressel, nous nous sommes posé une série de questions — les questions sont toujours un point de départ important afin de concrétiser nos idées : Quelles informations le textile stocke-t-il ? Quelles histoires les tissus peuvent-ils raconter sur leurs origines, leurs significations, leurs utilisations matérielles ou Immatérielles ? Dans quelles conditions économiques et à travers quelles structures sociales les motifs et les divers langages se sont-ils développés au fil du temps ? Comment se transforment-ils quand ils traversent les cultures ? Comment les artistes peuvent-ils enrichir notre compréhension des textiles ? Quelles techniques s’approprient-ils ?

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Ainsi, l’événement «The Event of a Thread. Global Narratives in Textiles» porte sur les œuvres textiles dans l’art contemporain, et revient sur des significations et des messages véhiculés par les tissus : leurs significations culturelles, ainsi que sur les façons de les lire. Dans les textiles, nous pouvons découvrir des codes, des symboles et différentes esthétiques. Un tissu révèle-il également quels matériaux sont importants ou comment les techniques migrent, se transmettent ou changent ?


L’exposition présente treize artistes contemporains internationaux d’Allemagne en dialogue avec des artistes locaux. Ainsi, les liens entre les différentes œuvres changent en fonction des espaces culturels dans lesquels elles ont vu le jour et ont pu être regardées. L’exposition vise à s’enraciner dans différents contextes, permettant ainsi l’émergence de nouvelles narrations. Il n’existe pratiquement aucune région du monde dans laquelle les textiles n’ont pas été inscrits dans l’histoire culturelle, économique ou industrielle. Ainsi, à travers cette matière vitale, nous pouvons créer des liens puissants.

Le titre de l’exposition — « The Event Of a Thread » ou « L’événement du fil » — est une citation de l’artiste du Bauhaus, spécialiste en tissu Anni Albers, qui l’a cité dans la préface de son célèbre ouvrage intitulé « On Weaving ». Ses réflexions sur les textiles nous ont interpelés par leur modernisme et leur poésie. C’est par le biais de l’événement — qui se veut matériel, spirituel, visuel — que nous pouvons redécouvrir ensemble des parcours, des personnes, des récits et des contextes, à l’échelle individuelle ou collective. L’histoire de l’atelier textile du Bauhaus joue un rôle important dans l’exposition. Nous avons invité l’artiste berlinoise Judith Raum à examiner de près l’atelier dans l’intention de l’intégrer à l’exposition.

Judith a fait des découvertes étonnantes. En six chapitres, l’installation, intitulée « Bauhaus Space », retrace l’histoire de l’atelier, à l’aide de reproductions de tissus et d’enregistrements de personnages importants tels que Gunta Stölzl et Otti Berger, de Weimar et Dessau, une période cruciale en Allemagne, celle située entre les deux guerres mondiales. Judith a créé un espace qui pousse les spectateurs à toucher et à sentir les matériaux, leur permettant ainsi d’apprécier leurs qualités artistiques.

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Avant de vous avoir connue à Tunis en tant que curatrice de l’exposition « The Event of a Thread», vous faites partie de l’IFA, qui est co-organisatrice de l’événement. Pouvez- vous nous présenter brièvement l’IFA ? Quel rôle a-t-il joué dans la réussite de cet événement ?


L’IFA (Institut für Auslandsbeziehungen) a été fondé en 1917 à Stuttgart — dans le sud de l’Allemagne — en tant qu’organisation intermédiaire internationale qui promeut une coexistence entre les peuples et les cultures du monde entier. Nous considérons l’art contemporain comme un vecteur important du dialogue international. L’IFA organise des expositions d’art visuel, d’architecture, de design, de photographie.. etc. Les présentations monographiques et thématiques mettent en valeur des prises de positions d’artistes qui s’expriment différemment, dans une époque actuelle. Avec les expositions itinérantes internationales — comme « The Event of a Thread » — et les programmes d’accompagnement, nous créons des échanges entre les artistes et les institutions de partout et soutenons ainsi l’expansion des réseaux artistiques. Dès 2008, l’ifa s’est consacré à la question de la culture textile mondiale et de sa signification, socialement parlant. Avec le projet d’expositions, l’ifa a initié une plateforme de dialogue sur la mode, l’Afrique et sa diaspora. Comment la signification lue dans les tissus évolue-t-elle au cours des voyages, à travers différents contextes ? Les pièces de Zille Homma Hamid que nous exposons à Central Tunis / Le 15 sont une résultante de ce projet. En tant que co-directrice de la galerie IFA à Berlin et en collaboration avec la galerie IFA de Stuttgart, nous présentons les arts visuels issus d’un monde globalisé et qui puisent leurs sens dans les développements culturels et sociopolitiques actuels (Des axes à thèmes comme les héritages coloniaux dans nos sociétés contemporaines, les questions de migration, les mouvements sociaux ou écologiques sont traités…). Les séries d’expositions donnent un aperçu de ce qui se passe dans les sociétés du monde, dépassant ainsi les frontières.

Avec le programme « Contacts d’artistes « (titre traduit du français à l’allemand), ainsi qu’avec un programme de « Financement d’expositions «, l’ifa soutient la coopération internationale et met en contact les acteurs culturels au niveau international, consolidant ainsi le dialogue interculturel entre l’Allemagne et les pays du sud. Créer, des réseaux artistiques de la sorte, a permis de développer entre autres, cette exposition.

L’exposition a mis en valeur des artistes allemands autour de ce savoir – faire textile, mais également des artistes locaux tunisiens. Quels ont été vos critères de sélection et comment s’est-elle faite?


Les artistes allemands que nous avons invités viennent de cultures différentes. Ils créent à travers la vidéo, la peinture ou autres… De cette manière, nous mettons en exergue la qualité des textiles et la manière dont elle est travaillée, sa beauté et le contexte dans lequel cette matière s’est développée.

En collaboration avec des artistes et des galeristes et spécialistes locaux, l’exposition est enrichie par des œuvres d’art, des performances ou des actions qui donnent vie à de nouveaux récits pertinents, reliant ainsi l’exposition à la ville concernée et à ses textures. Les histoires liées au textile que nous pouvons découvrir dans cette «édition de Tunis» sont le résultat d’une collaboration avec les commissaires locales Emna Ben Yedder et Soumaya Jebnouni de la « Central Tunis ». Grâce à un appel lancé par le Goethe Institut Tunis, nous avons reçu un nombre considérable de candidatures.

Lors d’une visite effectuée en décembre, des commissaires d’Allemagne et de Tunisie, avec le chaperonnage du Goethe Institut Tunis — Andrea Jacob, la directrice et Souhir Buonomo, programmatrice culturel — nous avons demandé à un groupe d’artistes de présenter leur travail et leurs idées, ainsi que leurs visions. Par exemple, Abdesslem Ayed a fait usage de la broderie dans ses œuvres d’art, ce qui nous permet de nous rapprocher d’une pratique ancienne et quotidienne. Nous avons été fascinés par le va-et-vient spatial et temporel que l’on retrouve dans les œuvres d’art, en général. Oumayma Ben Hamza utilise également la broderie et nous a fait prendre conscience de la renaissance ou de la continuité. Dans son travail textile, Asma Ben Aissa crée des paysages impressionnants qui traversent les frontières et se connectent à d’autres que nous retrouvons dans d’autres œuvres, faisant partie de l’exposition. Ces mêmes œuvres puissantes sont pour nous une véritable découverte. Il en va de même avec les nouvelles pièces de Ferielle Doulain Zouari, qui travaille aussi bien avec des matériaux industriels que naturels. Elle construit des liens et créée un dialogue entre ces éléments opposés mais inhérents à l’histoire du textile. Gani Riza, un jeune designer textile basé à Paris, utilise les tapis et la tapisserie pour raconter l’histoire et les origines de sa famille kosovare-albanaise ; il questionne les traditions et souligne le « vivre ensemble » de deux cultures. Safa Attyaoui coud également des fils pour raconter l’histoire de la matière, liée à la famille. Enfin, je tiens à souligner ici l’œuvre révélatrice de Soufia Ben Said qu’elle a présentée lors du vernissage. C’était la meilleure façon de présenter au public ce que peut être un «événement fait en fils». Les tissus font l’architecture de notre corps. Ils nous protègent, nous abritent ; ils sont associés à l’identité, à la transgression, et nous permettent de communiquer.

Comment avez-vous vécu le vernissage de l’exposition à Tunis et en quoi était-il différent des autres pays ?

Il s’agit d’une expérience unique à Tunis qui a permis de valoriser le contenu de l’exposition d’une manière impactante et via une performance. Vous pouvez voir comment l’exposition devient un rempart via lequel il est possible d’établir un réseau local d’artistes avec leur travail autour du tissu, fait d’histoires, de pratiques singulières, d’un savoir-faire qui distinguent cette exposition.


Crédit photos : Hamza Bennour


Inka Gressel, curatrice allemande de l’exposition « The Event Of a Thread » : «Le textile nous touche à l’unanimité !»
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