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TOIFF 2019 : Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche : «C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper»
ENTRETIENS10 / 16 / 2019

TOIFF 2019 : Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche : «C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper»

Modéré par Mariem Azizi, artiste, universitaire et cinéphile, le Masterclass d’Abdelatif Kechiche était sans doute l’un des moments les plus attendus de la 2e édition du Toiff 2019, organisée récemment à Tozeur. Venu spécialement assister à ce festival du cinéma, ce géant du cinéma contemporain a rassemblé une quarantaine de professionnels du cinéma : acteurs culturels, réalisateurs, journalistes, étudiants, cinéphiles et festivaliers. Très loin de ce dont on pouvait s’attendre, le réalisateur s’est dévoilé, sourire en coin, décontracté face à son public. Une audience qui n’a pas mâché ses mots par moments en tentant de connaître le plus possible cette icône du 7e art : une personnalité qui ne cesse de cultiver le mystère. Kechiche a reçu une rafale de questions, ses réponses, en retour, étaient tantôt directes, tantôt évasives… Rencontre.


Abdelatif Kechiche, un double parcours remarquable au début en tant qu’acteur mais surtout en tant que réalisateur : un parcours jalonné de succès et primé aux Césars, à Cannes en décrochant la Palme d’Or en 2013 pour « La vie d’Adèle », ainsi que d’innombrables prix partout dans le monde dans différents festivals. Vous êtes connu pour votre mise en scène maîtrisée et votre façon particulière de diriger les acteurs : on sent que vous prenez vos acteurs tel qu’ils / elles sont dans la vie réelle.

La première chose que je tiens à dire est en rapport avec cette manifestation cinématographique remarquable : le Toiff. Hier, j’ai vu le film « La Coupe » de Mohamed Damak et j’ai découvert un véritable bijou du cinéma tunisien : il y avait une maîtrise de l’art cinématographique exceptionnelle et une mise en scène extraordinaire. Je l’ai trouvé bouleversant. On l’a vu sur la place publique. Quelques spectateurs regardaient passionnément dans le froid, dans la nuit, avec un son approximatif. Le film avait une grâce, une force dans ce désert. Parler de ce que nous sommes : hommes et femmes tunisiens. Parler de cette passion pour quelque chose d’irréel, trop beau. Ces personnages étaient remarquablement bien interprétés : c’était un plaisir de les voir si jeunes et s’amuser comme ils le font. Ce film passait à la fois comme un documentaire, et une fiction. Il a une double vocation. La mise en scène était juste. Il y avait de la dérision et j’ai beaucoup ri. C’est ce qu’on cherche depuis la nuit des temps : faire rire les spectateurs. Je voulais dire déjà que Mohamed a déjà autant, si ce n’est beaucoup plus, d’histoire et de maîtrise du cinéma que moi et je parlais tout à l’heure avec Fathi Haddaoui du cinéma tunisien qui se porte très bien : qui est polyvalent, en pleine effervescence, dégoulinant de créativité. Pour mon dernier film, « Mektoub My Love : Intermezzo », j’ai eu comme premier assistant-réalisateur Nasreddine Ben Maati, un excellent collaborateur qui a porté le film.


"J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres."

Il y avait une scène d’hôpital, qui m’a valu 15 jours de tournage : une scène chaotique, des blessés, des morts etc. Éprouvante par moments à tourner. On répétait et on tournait dans cet hôpital de nuit. Il y a eu deux jours où je n’avais plus la force de tourner, et j’ai confié la direction à Nasreddine qui devait tout mettre en scène : je lui ai tout légué. J’avais besoin d’un temps d’arrêt, les conditions de tournage étaient difficiles, pesantes… Quand j’ai vu le résultat bien plus tard, j’ai découvert, un metteur en scène excellent, qui a tous les atouts nécessaires pour aller de l’avant et faire de l’excellent travail, une maîtrise parfaite. Je sais qu’il peut galérer pour réaliser un excellent film à lui tout seul : le financement et tous les obstacles qui vont avec les préparatifs d’un film sont durs à gérer par moments, mais il peut le faire. Un film tunisien par exemple, n’a rien à envier à un film iranien ou autre. J’ai plus de souvenirs de films tunisiens qui m’ont bouleversé bien plus que d’autres. Le cinéma existe aussi dans une petite ruelle dans le désert. Je ne parlerai pas de jeunes ou vieux génies vivants actuellement et toujours aussi productifs, ils peuvent le faire pour eux-mêmes.


De vos premiers films jusqu’à « Vénus Noire », il y avait une thématique franco-française et un message universel. J’ai l’impression que dans votre filmographie, ce film était un cap pour passer à autre chose et dire « Je suis un cinéaste universel qui travaille désormais sur des sujets universels ». Vos films deviennent beaucoup plus recherchés et quelque part vous avez une envie consciente ou inconsciente de réinventer votre écriture cinématographique. Vos derniers films, est-ce que vous les tirez de gens que vous rencontrez ? D’impressions que vous voulez communiquer ? C’est comme s’il y avait tout un dispositif mis en place pour restituer les choses au-delà du réel et parfois du dérangeant. Comment vous procédez avec vos acteurs ? Comment arriver à ce degré de réalisme avec les personnages, les dialogues, etc. ?

Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire. Le désir de rêve, de bien-être, il y a une façon de s’échapper aussi. On a tous envie de s’échapper quelque part, se retrouver sur un plateau avec des personnes choisies peut être aussi la parfaite échappatoire pour un réalisateur. On peut se nourrir du plaisir des autres également. Voir de près comment s’élabore un film de A à Z. C’est toujours une idée qui vient, une rencontre, un scénario qui nous permettrait de concrétiser… Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout. Après, ce groupe il peut en effet, se défaire, se refaire. Il s’agit d’une énergie. Aujourd’hui, c’est plus léger de faire un film en groupe qu’avant. A l’époque, on pouvait avoir affaire à des tensions, des difficultés. Aujourd’hui, il y a plus d’audace, de souplesse pour un travail accompli d’une manière collective. C’est l’énergie des autres qui importe, toute l’équipe : ce sont des moments de création partagée. Les souvenirs et les anecdotes qu’on garde, c’est précieux.


"Il y a d’après moi la notion du plaisir. Quand j’ai envie de faire des films je les fais par pur plaisir. Je ne le fais pas par nécessité d’en faire."

Il y a eu quand même de grandes consécrations autour de vos réalisations. Votre direction d’acteur, si vous le permettez, pouvez– vous nous la décrire de plus près ?

Pardon, mais quand je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision. Je sais qu’au départ, il y a un choix de gens à faire, avec qui on a envie de travailler, et c’est des gens qui me fascinent d’emblée par leur talent, leur beauté, leur intelligence, leur malice, ruse… On va essayer de prendre ce quelque chose de plus profond en eux. C’est un métier que je trouve magique, qui perd peut-être un peu de son essence par moments mais le métier d’acteur est immense. Il nous apporte beaucoup et nous informe sur ce que nous sommes. Être devant la caméra, face à un public, incarner un personnage. C’est immense ! Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…

Suite à une rétrospective Kechiche, on a vu des différences de plans, de mouvements, de langue, de langages… Et un des thèmes marquants, c’était l’adolescence, ou cette fragilité, cette douceur qui est exprimée au monde et qui émane de cette période en particulier. J’aimerais que vous nous disiez pourquoi ce thème est si important pour vous.


"Je travaille, je fais ce que je pense, j’applique ma vision."

Je n’arrive pas à comprendre moi-même le sens de ce que je fais. Il y a tellement de choses dues au hasard, et à la chance qui font qu’un film prend un autre chemin, reflète d’autres messages. L’adolescence… Peut-être qu’au fond les artistes, acteurs incarnent à la perfection l’adolescence et qu’au fur et à mesure des changements, le thème paraît comme s’il était en permanence présent.


Il y a beaucoup d’énergie dans vos films, c’est cela qui charme énormément le public. Comment ça se fait que dans vos derniers films, vous avez eu autant de conflits et de problèmes avec vos acteurs ? Comment une si belle énergie peut-elle devenir une source de conflits ?

Je m’entoure d’acteurs / actrices que je trouve passionnants. Je les cherche pendant longtemps avant de les avoir. Rechercher l’être exceptionnel qui va porter le film à l’écran, prendre son temps… Donc, c’est souvent des personnalités très fortes. L’art dramatique et le travail immense qu’il nécessite demande à ce qu’un élément essentiel parfois du film peut craquer. On a affaire à des êtres en état de création, face à des êtres en pleine exaltation. Quand tout cela se termine, il y a un vide, une dépression, une chute… Ce qu’on garde en bon souvenir pour les uns peut être désastreux pour les autres. Une merveille pour eux, des inimitiés, des naissances, des couples qui se forment : j’ai eu pas mal de naissances et de couples sur mes films. Et c’est comme ça, c’est la vie. Après, les conflits dans le cinéma, il y en a à la pelle et malheureusement parfois, ça empêche que le film s’exprime. Mais les conflits que j’ai eu avec quelques-uns / une ne fait pas d’eux ou d’elles de mauvais acteurs / actrices, ils / elles restent à mes yeux des talents inouïs. Je ne les regretterai pas pour si peu. Tant pis s’il y a eu une volonté de scandale réel ou irréel. Ils sont ma fierté, et j’ai trouvé des gens qui ont renouvelé le cinéma français. Avec un tel charisme et une telle aura, ils font peur au monde. Initialement, c’est l’être profond qui s’exprime dans un personnage et non pas sa personnalité qu’on peut voir faire du charme dans la presse, parfois…


Les jeunes étudiants en cinéma qui sont là sont intimidés par votre présence. Nous, on vous a vu évoluer de « Bezness » jusqu’à « Mektoub my love ». Qu’avez-vous à leur dire ?

Depuis « Bezness », j’ai eu beaucoup de chance. C’est à une pointure américaine de dire ça (rire). En même temps, j’ai rencontré des personnes exceptionnelles, des metteurs en scène hors du commun, des acteurs formidables. Finalement, je me sentais plus metteur en scène qu’acteur. J’ai puisé de ce côté-là et c’est globalement un parcours léger, je trouve que j’ai eu vachement de la chance. Ce n’est rien d’autre. J’essaye de puiser dans une forme de liberté, d’échappée, de sensualité. Je me sens bien avec mes contemporains…

Le masterclass d'Abdelatif Kechiche modéré par Mariem Azizi.jpg

Êtes-vous en train de suivre le cinéma tunisien ces dernières années ?

Vraiment j’ai une très grosse lacune qui remonte à des années, jusqu’à maintenant. Je n’ai plus le temps. Je n’ai pas l’esprit à voir des films, comme je suis tout le temps sur terrain. Et c’est général, ce n’est pas propre au cinéma tunisien. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe dans le cinéma du monde. Le travail me prend trop de temps. J’aimerais bien en voir comme avant.


On ne vous voit jamais en Algérie, vos films ne passent pas là-bas. Est-ce que vous voyez des films algériens ?

On a 4 ou 5 millions d’Algériens en France. Le cinéma algérien est très à la portée de nos jours. Il n’y a plus de frontières. C’est une chance. Je sais que le cinéma algérien est exceptionnel et l’Algérie est aussi très riche de sa littérature.


"Personnellement, je n’ai pas pu être un grand acteur…"

Pourquoi Kechiche insiste en poussant jusqu’aux limites du supportable dans certaines de ces scènes ? Est-ce que c’est lié à la matière qui tourne ou est-ce que c’est prémédité dès le début pour nous faire « torturer » en quelque sorte à travers la longueur notamment de quelques scènes qui restent marquantes ?

Je n’ai pas voulu paraître sadique, hein ? (rire). C’est comme les repas, il y en a qui les trouve lents, consistants, ou trop copieux. Moi, j’aime beaucoup les images. C’est toujours difficile de trouver un équilibre qui correspond aux attentes de chacun. Un film, ça s’oublie avec le temps, les images aussi, et souvent ce qui nous a ennuyés peut nous exalter plus tard…


Peut-on imaginer un Kechiche tourner en Tunisie avec des acteurs locaux ?

Oui. Un sentiment plus qu’envahissant. Donc, oui bien sûr. Ce n’est pas à écarter.


"Le cinéma tunisien se porte très bien : il est polyvalent, en pleine effervescence et dégoulinant de créativité."

Dans vos premiers films, il y avait la thématique de la migration en France. Après, c’est devenu un choix que vous faites. Ce sont des thématiques franco-françaises qui nécessitent une connaissance de l’histoire de la France. Après le film « Mektoub My Love », la question de l’intégration ne se pose plus. Les personnages ne se demandent plus s’ils font partie de la France ou pas. On voit qu’ils jouissent librement de la vie. C’est un choix que vous avez fait et que je trouve sulfureux, non seulement dans les sujets mais aussi dans les thématiques…

Je reconnais qu’il y a des moments de lourdeur dans le film qui ne devraient pas être là mais qui me plaisaient. C’était une question de montage. C’est une histoire qui m’avait bouleversé et j’ai eu envie d’en faire un film avec des personnages fascinants. C’est difficile d’expliquer ce que j’ai voulu dire par ce film. Pour « Vénus noire », il y a eu ces scientifiques qui l’ont disséqué. Leurs propos ont eu lieu à des discussions, et ont fait office d’archives pour l’histoire. Les moulages de ce corps existent toujours dans un musée. C’est presque une relation métaphysique que j’ai avec ce personnage. Son énergie m’a habité pendant plusieurs années, j’ai eu envie d’en parler. J’ai eu envie de la raconter. Je suis fier de l’avoir fait. Si vraiment je pouvais vous dire mes motivations quant à la réalisation de tel ou tel film, je l’aurais dit… Les motivations profondes, je ne peux pas les connaître. Désolé.


Dans votre parcours, vous avez eu l’occasion de collaborer étroitement avec Ghalya la Croix. Vous formiez un duo. On voit que votre duo, dans les coulisses, marche très bien. Qu’est ce qui fait sa force ? Qu’est-ce que vous vous apportez mutuellement ?

Encore de la chance de l’avoir rencontré. Ghalya a un caractère « de cochon » par moments. Mais ce qu’on a fait à quatre mains reste entre nous. (Rire) C’était bien sûr, enrichissant de la connaître.


"Je crois que le cinéma, c’est aussi le groupe : la réussite de tout un groupe qui a porté le travail jusqu’au bout."

Une fois Bertolucci a dit « Pour filmer des corps nus, il faut que la caméra ne soit ni trop près ni trop loin », mais vous avez inventé cette manière de filmer de près, comme si cela pouvait permettre de repousser le plaisir, surtout dans vos derniers films. Est-ce que c’est vrai ?

C’est un sujet vaste « Le corps ». Il n’est peut-être pas intéressant de s’y étaler… C’est un travail difficile, le filmer est stressant. Saisir le moment où on capte quelque chose, ça mérite d’en faire des images, ce moment-là. C’est en tout cas toujours un plaisir de transmettre, d’en faire des images. Ai-je répondu ? (Sourire).


Dans cette époque difficile, quelles sont vos préoccupations actuelles ? Qu’est-ce qui vous tracasse en tant qu’être humain ? Votre rapport à cette époque ? Y a-t-il des sujets que vous aimeriez traiter, sortir ?

Quand on a de nombreuses motivations, à vouloir changer de monde : au fur et à mesure que le temps avance, c’est toujours les mêmes préoccupations de toute l’humanité. J’ai désespéré depuis le début du siècle dernier. Je fais des films pour retrouver un peu de dérision, de rires, de larmes, de rencontres. C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper.

(Rencontre collective modérée par Mariem Azizi )

TOIFF 2019 : Masterclass / Rencontre avec Abdelatif Kechiche : «C’est presque égoïste, mais je fais du cinéma pour m’échapper»
Hend Sabry : «L’acteur ne devient acteur qu’en acceptant d’être jugé»
ENTRETIENS9 / 23 / 2019

Hend Sabry : «L’acteur ne devient acteur qu’en acceptant d’être jugé»

L’actrice Hend Sabry, marraine du «Gabès Cinéma Fen», est partie à la rencontre des étudiants de l’Institut supérieur des arts et métiers à Gabès pour animer un masterclass dans un amphithéâtre bondé d’étudiants curieux, de journalistes et de festivaliers. Elle est revenue sur ses débuts, et son immersion dans l’univers du 7e art, tout en se focalisant sur son ascension, le rapport acteur-directeur d’acteurs et son parcours singulier.


Votre carrière a démarré sur les chapeaux de roues grâce à Moufida Tlatli et son film tunisien culte « Le silence des Palais ». La réalisatrice tunisienne vous a grandement aidée à vous insérer dans le milieu. A cet âge-là, vous étiez encore jeune adolescente. Parlez-nous de vos débuts dans le cinéma ?

« Le silence des Palais » était une aventure magique. Un an de pur bonheur. J’étais fascinée par le monde du cinéma, et je me faisais diriger pour la première fois par une réalisatrice. J’apprenais à peine les ficelles de la direction d’acteurs. J’ai également pu apprendre la maîtrise de l’éclairage, de la lumière, des intuitions d’un acteur derrière la caméra. Les premiers réflexes, je les ai appris sous la houlette de Moufida Tlatli et en ayant aussi une idée approfondie sur le travail de Youssef Ben Youssef (directeur de photographies décédé). Le travail en équipe s’apprenait à cette étape-là : chacun d’entre nous apportait sa pierre à l’édifice. La dynamique qui se crée sur un plateau de tournage est indispensable. C’était quand j’avais 15 ans, je sillonnais déjà les festivals de cinéma dans le monde. Je découvrais cet univers, et en tant qu’actrice qui apprenait tout juste, je devenais « égoïste », mon ego enflait, je le dis en toute franchise. Les lumières des projecteurs influencent notre rapport à l’autre et à soi-même. Chaque personne connue du grand public peut l’affirmer, et dans mon cas, j’avais l’impression de tout savoir, tout maîtriser, de régner. A cette époque-là, ma relation avec le cinéma fut ambiguë et ce malaise a quand même persisté parce que j’ai commencé très tôt, d’après moi. Le fait d’enchaîner les tournages, qui prenaient fin aussitôt après, m’ébranlait : on rencontre une nouvelle famille sur le plateau, on vit avec et on voit tout le monde partir après. Emotionnellement, ce n’était pas évident. Une pause de quelques années après mes débuts était donc nécessaire. Je n’ai fait qu’un seul téléfilm français en 5 ans. J’ai eu mon bac et j’ai repris le cours de ma vie…


Jusqu’aux retrouvailles avec Moufida Tlatli, et son film « La saison des hommes ». Entre actrice et réalisateur, vos rapports étaient étroits. Comment a été vécue votre collaboration par la suite ?

En parler est nécessaire, en effet. Je lui tire mon chapeau ! C’était la toute première directrice d’acteurs, et je pense que ce n’était pas évident pour elle de me diriger en me décontextualisant de mon environnement, de mon mode de vie, de mon entourage. C’était profond comme approche et elle reste à mes yeux l’une des figures les plus importantes que j’ai eu à connaître dans ma carrière : elle tire son talent de sa maîtrise du montage. Sa relation avec les acteurs s’entretenait donc initialement derrière des écrans. Elle assistait à des répétitions et savait quand un acteur faisait une bonne prise ou une mauvaise prise : l’acteur, il faut le citer, sait quand il fait une bonne ou une mauvaise prise avant le réalisateur, c’est comme une sauce : elle prend ou elle prend pas. Une intuition. Et elle, en tant que monteuse, elle sentait ça aussi. Elle savait qu’un acteur aussi ne pouvait percer que grâce à une certaine bienveillance, et à l’amour. Si l’acteur ne ressent pas ça envers un réalisateur, c’est perdu : toute cette énergie positive, elle se reflète dans le travail de l’acteur et son interprétation. Moufida était tactile, elle m’a couvert et m’a redonné confiance en moi, elle était maternelle. Lorsque je ne me suis pas sentie jugée, j’ai pu avancer. L’acteur ne peut devenir acteur qu’en acceptant d’être jugé.


Donc, finalement qu’est-ce qu’une direction d’acteur, d’après vous ?

On ne peut pas généraliser. L’interaction n’est pas la même d’un acteur à un autre : les acteurs ne se ressemblent pas, c’est au cas par cas : tout dépend du vécu de chacun, de ses références, de sa personnalité. C’est fluide. Les acteurs ne réagissent pas de la même manière. L’intimité, le partage et l’échange définissent la direction d’acteurs et Moufida Tlatli m’a appris que le cinéma est « une affaire intime ». C’est comme ça que personnellement, j’aime être dirigée. On ne peut clairement pas faire un film sans amour.


Cette bienveillance a-t-elle été toujours présente dans votre carrière ?

Evidemment que non ! Comme je le disais, c’est une relation en dents de scie, sur plusieurs niveaux. Il s’agit d’une relation de travail sérieuse à la base, mais après il peut y avoir des rivalités, une guerre d’ego, une peur de l’acteur, des fois, ces inimitiés et ces relations toxiques prennent le dessus, et ça peut aller jusqu’à l’affrontement.


L’avez-vous vécu ?

Une fois, oui. Peut-être deux. (Rire) On m’a explicitement dit une fois : « Vous êtes des acteurs, il faut qu’on vous casse pour que vous avanciez ». Il y a des réalisateurs qui ont eu des palmes d’or à Cannes et qui peuvent se permettre de réagir de la sorte.

C’est l’aspect humain qui est en jeu! Pour l’aspect créatif, les situations peuvent être immondes. Je fais en sorte de ne pas me mettre dans une situation rabaissante, malgré tout. Je souligne le regard sur l’humain, ou plus précisément sur la femme.


Toutes les réalisatrices procèdent-elles de la même manière ?

Non, ça diffère complètement. Avec l’Egyptienne Inès Dghidi par exemple, ma relation fut professionnelle et le côté humain était inexistant. Avec Hind Boujemaâ sur son dernier film qui sort bientôt, j’ai retrouvé ce bien-être. Avec Moufida, on philosophait carrément.

Les réalisatrices sont plus empathiques envers les acteurs que les hommes : la femme réalisatrice vous cerne plus rapidement et c’est aussi important dans la direction d’acteurs. Les réalisateurs avec lesquels je me suis entendue sont très empathiques.


Comment se font tes choix de rôles ?

La priorité, c’est le personnage qui est le fruit d’une écriture scénaristique, de la vision d’un réalisateur et de la composition des autres personnages. « Un personnage multidimensionnel » : il faut que le personnage me parle même s’il diffère totalement de ma propre personne : il faut qu’il soit provocateur ce personnage. Il y a des acteurs qui rompent avec le personnage tout juste à peine le tournage entamé parce qu’ils se rendent compte que leur relation avec ce personnage n’allait pas faire des étincelles. Une fois lors d’un dîner avec Robert de Niro (je suis veinarde ! (rire)), il m’a fait savoir que partout ailleurs, on fonctionnait de la même manière.


Y a-t-il une différence dans la relation entre l’acteur et le réalisateur en Tunisie et en Egypte ?

Il y a une différence, bien sûr ! Mon rapport avec Inès Dghidi était totalement différent d’avec Moufida Tlatli comme je le disais. En Egypte, j’ai directement été jetée dans le vide. Là-bas, c’est une machine. Il y a un enjeu commercial. Le film va être beaucoup plus diffusé.

D’ailleurs, quand j’ai débarqué en Egypte, on m’a souvent taxée «d’actrice commerciale». Le fameux rapport intime entre réalisateur et acteur est inexistant en Egypte.

Hend Sabry : «L’acteur ne devient acteur qu’en acceptant d’être jugé»
Le plasticien et marcheur Ridha Dhib : «Le territoire se traverse et se vit»
ENTRETIENS9 / 10 / 2019

Le plasticien et marcheur Ridha Dhib : «Le territoire se traverse et se vit»

La traversée de 3.000 km à pied de Ridha Dhib a suscité curiosité et intérêt pendant l’été. De Paris à Sousse, retour sur un itinéraire artistique marquant. L’artiste marcheur a concrétisé cette performance à l’institut Français de Tunisie le 9 septembre dans le cadre d’un finissage intitulé «ID’BA Projet hor-l-zons». Au gré des 106 étapes, et à l’aide d’une boussole performante en réalité augmentée, Ridha Dhib est parvenu à créer ce trait d’union entre la France et la Tunisie. Bienvenue dans les coulisses de cette immigration inversée hautement symbolique.


Tout d’abord, on va se focaliser sur ce fameux déclic : comment est née «cette idée de la Marche»?

La marche fait partie de mon travail et de ma démarche depuis quelques années : depuis l’avènement du numérique, on peut en effet, obtenir une trace de ce qu’on peut accomplir. Cet intérêt a vu le jour depuis une quinzaine d’années. Pour revenir sur cette performance, en tant que Tunisien : je me questionne. Cette ligne, cette traversée de la France jusqu’en Tunisie en passant par l’Italie a été un trait d’union. Sur le chemin, ce sont les rencontres qui m’ont marqué : je suis fils d’immigré et l’inattendu était stimulant. Cette démarche, cette expression par le corps, mon corps était de l’ordre de l’inconscient, de l’impensé. Je prenais en compte la misère économique, qu’on peut ressentir du nord au sud, par exemple. En France et en Italie, les gens me recevaient et m’accompagnaient. Je me suis dit qu’il faut faire l’itinéraire de cette immigration à l’envers, du nord au sud. Certains passants, des villageois, ne voient pas de touristes, ni d’immigrés, ni d’européens : ils voient leur semblable, un être humain. Ce chemin est une nécessité éthique de le faire à l’envers. Le territoire, ça se traverse et ça se vit.


En parlant, vous vous focalisez davantage sur l’Italie que la France. Pourquoi ?

En Italie, c’était la partie la plus balisée. C’était l’imprévu et c’était aussi la partie la plus longue.


Comment expliquez-vous l’hospitalité de toutes celles et ceux qui vous ont accueilli ? Est-ce que c’est dû à votre apparence ou à votre aura méditerranéenne ?

Je me vois déjà défavorisé des autres. Dans le sud, ils ont l’habitude des passants. Dans mon cas, il y a une bizarrerie, dans «comment je suis», «Ma manière d’être» dans mon énergie : je trace une ligne, je suis presque une ligne : on voit une certaine énergie qui passe : je suscite la curiosité, il y a le respect de la performance et par conséquent de la personne qui la porte.

Étape 91 Villa San Giovanni Venetico Marina  sur le bateau vers la Sicile.jpg

De Paris à Palerme, en arrivant à Tunis : c’est l’immigration inversée. Comment était le contact avec les gens ? On voudrait en savoir plus sur cette diversité humaine que vous avez sûrement croisée en chemin d’une région à une autre.

J’ai été hébergé dans des monastères, des couvents : à aucun moment, la question de l’appartenance, ou de la religion par exemple, s’est posée mais une fois, je me suis retrouvé chez des prêtres issus de toutes les nationalités : ils m’ont demandé quelle était ma religion, j’ai dit que j’étais athée, mais ça ne les a pas empêchés de bien me traiter. 99% de mes rencontres se sont très bien passées —pour ne pas dire 100% : ce 1%, c’est la part des anges— (rire). Dès qu’on échange un peu, c’est la question de la performance qui prend le dessus : son sens, son message, qui a impacté toutes les rencontres. Les gens c’est des degrés, des variétés, j’ai rencontré des gens peu ouverts dans des patelins très isolés notamment dans le sud de la France. Mais j’annonce la couleur et je leur explique ce que je fais. Cette rencontre avec mes semblables s’est toujours bien passée quand je me présente. J’ai fait pas mal de bords de route également.


Avez-vous rencontré des problèmes ? Avez-vous eu des mésaventures ?

Les chiens, ce sont ceux que j’ai rencontrés le plus (rire). Et à Palerme, sur une petite plage, j’ai commencé à filmer et j’ai aussitôt été entouré de mafieux qui se sont sentis menacés et qui ont tenu à ce que je leur montre ce que j’avais filmé. C’est juste ça, mais pour le reste, franchement… tout s’est bien passé et je suis agréablement surpris !


Parlez-nous de votre condition physique ?

Je suis sur une moyenne de 33 km par jour depuis mon départ de Paris, et en Italie, j’ai pu atteindre les 40 km. J’ai des barres de céréales sur moi et de l’eau. Je bois beaucoup d’eau jusqu’à 6 ou 7 litres. En Tunisie, j’ai fait Tunis, Grombalia, Hammamet, Ennfidha, Hergla et Sousse.


Votre performance est née de cette ligne directrice que vous avez décidé de traverser. On aimerait que vous nous éclairiez davantage d’un point de vue artistique sur les arrêts que vous effectuez…

Ce sont des points de liaison et quand je construis les étapes, je cherche les distances les plus raisonnables pour un marcheur : il y a plusieurs paramètres, celui du logement, de la distance… Ces arrêts, ce ne sont pas une coupure de la marche. Il y a de points morts : le rythme s’atténue mais il n’y a pas de coupures, il ne s’agit pas de rupture. C’est une variation d’intensité plutôt qu’un rapport de rupture. L’idée est que cette ligne doit être fluide dans les deux sens.


Derrière cette performance sportive, comment pouvez-vous nous expliquer davantage la dimension artistique, philosophique et sociétale derrière, qui reste peu saisissable ?

Tracer une ligne dans le temps, c’est presque de la géologie de l’image. Reconstituer cette ligne à partir de morceaux de paysages et d’images prises, c’est ce qui est fait. Il s’agit d’un dispositif. Je me réfère à toutes ces images prises qui font l’objet d’une exposition. Ce travail se réfère à une carte stellaire. Il y a des vidéos projetées et des images et de cette dimension artistique s’est reconstitué ainsi cet itinéraire, cette ligne. C’est un travail sur l’image. L’exposition à l’Institut Français est l’apothéose de cette performance.



Le plasticien et marcheur Ridha Dhib : «Le territoire se traverse et se vit»
Becem Ben Othman , artiste peintre et Designer : Créateur subversif
ENTRETIENS8 / 24 / 2019

Becem Ben Othman , artiste peintre et Designer : Créateur subversif

Surréaliste, saisissant … L’art pictural de Becem Ben Othman plonge à la fois les férus d’art moderne, de vêtements décalés, et les mordus de pop-culture dans un univers sombre, intrigant mais qui reste à la pointe de la tendance. Cet imaginaire, visible sur des tableaux ou des vêtements, fusionne mythologie, renaissance, expressionnisme, surréalisme et culture mainstream.


L’artiste a été bercé depuis son jeune âge par la poésie, les œuvres de Picasso et les livres d’art. Sa vision décalée du monde est faite de mystère, d’irrationnel et prend vie sur ses premières œuvres. Sa découverte du surréalisme a affiné ses tableaux … jusqu’à nos jours. Récemment, il revient en designer distingué : Avec « MaximVs » (Prononcé MaximUs), le créateur est parvenu à centraliser tout son univers. Il s’agit d’une appellation recherchée qui émane de l’époque romaine et du langage latin et fait référence à une création d’habits singulière, propre à l’artiste et disponible en ligne et dans deux concepts Store. Bessem ben Othman est pluridisciplinaire : il est scénariste, peintre, a déjà à son actif un livre publié à compte d’auteur titré «Source, Mouvance, Apparence» : dedans, on peut découvrir ses tableaux qui y ont été soigneusement déclinés. L’artiste a déjà exposé dans les galeries d’arts et dans de nombreux espaces et possède plus de 200 tableaux et dessins. Trois questions s’imposent pour mieux cerner cet univers détonnant.


Tes dernières créations fusionnent art et mode. Comment s’est déroulée cette transition ?


L’idée a émergé avec ce boom d’ images sur les tee-shirts qui remonte déjà à quelques années. Chacun essayant de se distinguer tant bien que mal. Je me suis inspiré d’un imaginaire collectif pop, dont il tire sa source des médias, de la télé, du net, des films, des séries, des BD, de l’univers des super-héros tendance de Marvel, et du monde de l’art dans sa globalité. Au début, j’ai commencé à reprendre ce genre d’images, celles d’autres artistes, jusqu’à récemment, où j’ai commencé à utiliser mes propres images, mes propres œuvres picturales dont certaines qui ont déjà été exposées dans des galeries, et d’autres en cours de création. Au début, j’ai fait en sorte d’opter pour des images connues dans le but de toucher plus d’adhérents consommateurs. Commencer directement avec mes créations pouvait ne pas être du goût de tout le monde.


Quelles ont été tes inspirations artistiques ?


Je me suis inspiré du travail de Marcel DuChamp, peintre, plasticien, homme de lettres. A l‘époque d’Andy Warhol, il avait fait sensation à travers son art. L’artiste a pris La Joconde, et lui a ajouté des moustaches. (Pour ne citer que cet exemple parmi d’autres). Il a travesti en quelque sorte, des œuvres connues. En ce qui me concerne, j’ai opté par exemple pour des super-héros contemporain comme Iron Man et je les ai affichés sur des tee-shirts, passant de la sorte des tableaux aux pulls. C’est principalement l’influence pop-culture du xxe siècle qui m’a poussé à aller de l’avant. C’est une époque que je trouve d’ailleurs proche de celle de la mondialisation.

Les Dessins de Becem ben Othman (2).jpg

Des œuvres picturales aux vêtements, tes influences sont-elles les même ?


Pas vraiment. Pour les tableaux, j’allais plus loin. Mon intérêt pour d’autres époques se fait tout de suite sentir : je parle de périodes comme la Renaissance, l’expressionisme ensuite le surréalisme et des icones comme Salvadore Dali et d’autres. Finalement, il y a ceux issus du courant moderne. Je les ai explorés en tentant de combiner entre les différentes époques. J’estime qu’au final, j’ai pu atteindre un style minimaliste. Les nouveaux dessins sont moins encombrés avec moins de détails dus à ce modernisme pop.






Becem Ben Othman , artiste peintre et Designer : Créateur subversif
Slaheddine Haddad : Poète méconnu des temps modernes
ENTRETIENS6 / 17 / 2019

Slaheddine Haddad : Poète méconnu des temps modernes

« Florilège», un nouveau recueil de poésie, est à la portée des férus de lecture. Il s’agit d’un ouvrage édité chez «Contraste Editions» et qui rassemble de nombreux textes appartenant à Slaheddine Haddad, poète tunisien des temps modernes.


L’initiative a vu le jour en avril 2018 grâce à sa fille Hager Haddad et à ses plus proches amis, dont entre autres, l’écrivain François George Bussac, Rabâa Ben Achour Abdelkefi, Moncef Ghachem ainsi que d’autres poètes tunisiens ou français comme Moez Majed, Anne Brousseaux ou James Sacré. Plus connu en France dans les cercles des poètes, ce groupe de proches a choisi de publier des textes de ce virtuose des mots poétisés. Actuellement, la santé du poète lui fait défaut.


A la découverte de Slaheddine Haddad et de son œuvre


A l’occasion du Festival de la Poésie de Sidi bou Said, hommage à Slaheddine Haddad est programmé le 15 juin 2019 de 17 à 18h! Nous avons rencontré sa fille Hager Haddad, qui tient à valoriser l’œuvre de son père à travers cet ouvrage intitulé «Je ne saurais jamais, Florilège» et qui s’ajoute à des écrits à lui comme «Vie : visages démodés», Arabesques, «Au nom du temps, je vous arrête», publié chez Nirvana et «Les auto-stoppeurs», Contraste éditions.


On voudrait en savoir davantage sur le contenu de ce nouveau recueil, réalisé par les amis proches de Slaheddine Haddad ?


En ce qui me concerne, j’ai sélectionné les textes selon mon vécu. Des moments de mon enfance. Ce sont des textes qui rassemblent mes états d’âme. Il s’agit de textes de mon père dans lesquels je me retrouve. J’ai fait la sélection d’une partie, et pour les autres collaborateurs et amis de mon père, chacun d’eux s’est chargé de s’occuper d’une partie, de sa propre sélection, jusqu’à en atteindre le nombre de 6. Chaque sélection est différente de l’autre : tout dépend de la sensibilité de chacun et de son vécu avec mon père. Par exemple, Moez Majed est plus sensible aux poèmes de mon père qui évoquent La Goulette.


Le livre rassemble donc les meilleurs textes de votre père, selon ses amis ?


Tout à fait ! Il rassemble les best de tous les livres de mon père. Une vraie sélection. Sachant qu’il a écrit près de 27 livres si ce n’est plus. Il a à son actif des contes pour enfants mais il s’est consacré essentiellement à la poésie.


Parlez-nous du lien qui vous unit à l’œuvre de votre père ?


Comme on a grandi à l’époque à Grombalia, ma sœur et moi, avant de nous installer à La Goulette, mon père a commencé à écrire depuis que nous étions toutes petites. Il se découvrait en tant que poète et on a assisté au démarrage de sa carrière. Nous n’étions pas conscientes de cela, nous n’y accordions pas beaucoup d’intérêt. Il a beaucoup tenté d’attirer notre attention sur ses textes. Mais on fuyait… Après, quand nous avons commencé à évoluer, comme je suis designer et j’enseigne à l’école de Design, sa poésie a parallèlement commencé à se faire entendre, à se faire connaître, j’en étais consciente et je n’ai jamais eu le courage de connaître ses œuvres. Ensuite, quand il est tombé malade, j’ai pris conscience que je passais à côté et je m’étais dit qu’il fallait valoriser son œuvre. On se devait de le faire… et j’ai lu presque la majorité de ses textes. J’ai découvert mon père à travers ses écrits. Je m’y suis retrouvée. C’était une véritable immersion. On lui a rendu hommage.


Vous souhaitez rendre cet hommage impactant…


C’est la moindre des choses. Il a beaucoup souffert de cela. Le monde de la poésie est vraiment très restreint en Tunisie. On cultive plus de l’intérêt pour la poésie et la littérature arabes. Lui, il s’est forgé une notoriété à l’étranger. Et ce n’est pas quelqu’un qui sait se vendre non plus. Il se consacrait davantage à son travail de professeur d’histoire/géographie. Et sa poésie était une satisfaction personnelle.


Ses écrits s’inspiraient de la vie de tous les jours ?


Oui. Ils s’inspiraient des histoires de la famille, des histoires de tous les jours, de ses relations, de la solitude, ses tracas, ses doutes, les subtilités d’un quotidien qui peut toucher tout le monde, de ses promenades. Une écriture sans artifices, accessible, simple et touchante…


Parlez-nous des textes que vous avez choisis ?


J’aime tous les poèmes que j’ai choisis en fait parce qu’ils parlent de souvenirs d’enfance, marquants, à la portée de tous, que tout le monde a dû vivre au moins une fois dans sa vie. La façon de les raconter est simple, subtile, limpide, avec peu de mots. Parler des envies, de la sensualité de l’enfance, le rapport au père, de la colonisation, etc.


Et comment l’idée de lancer ce recueil a vu le jour ?


C’était une idée du «Capitaine», alias François-George Bussac qui a demandé à ses proches poètes d’y collaborer. C’était en mars 2018 et tout le monde était coopérant. Un bel hommage. Abderrazak Khchine, qui est un très bon ami de mon père, s’est chargé de l’éditer chez «Contraste Editions» et je me suis chargée d’étoffer l’ouvrage par des illustrations. Ce petit livre est un bel objet fait avec beaucoup d’amour. Lors des prochaines rencontres littéraires, on fera en sorte de le faire connaître au public.

Slaheddine Haddad : Poète méconnu des temps modernes
Mehdi Cherif : «Le système éducatif assassine l’esprit critique»
ENTRETIENS5 / 8 / 2019

Mehdi Cherif : «Le système éducatif assassine l’esprit critique»

Mehdi Cherif est un jeune Tunisien d’une vingtaine d’années. Son nom a retenti, avec la publication de son propre livre, publié à compte d’auteur, et intitulé “Réflexions d’un élève insoumis, ma contribution à la réforme de l’éducation”, toujours en vente. Depuis sa parution (fin 2017), la crise de l’enseignement s’est davantage aggravée, ce qui rend son contenu toujours d’actualité. Ce même (ancien élève) insoumis donne une vision globale de l’état actuel du système éducatif tunisien, mais propose aussi des solutions qu’il considère “personnelles” et totalement “subjectives”. Entretien.


Après avoir eu le bac, tu as carrément passé une année sabbatique pendant laquelle tu t’es consacré à l’écriture de ce livre. Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à faire ce choix ?


C’est en premier lieu parce que j’ai beaucoup vécu à l’étranger (pas moins de 10 ans, cinq aux Etats–Unis et cinq en France) et, qu’une fois en Tunisie, j’ai fait partie du système français. Cela m’avait beaucoup dérangé, j’étais mal à l’aise et limité. J’ai échangé avec des élèves tunisiens issus de l’école publique, et il y avait cette fois où un garçon m’a confié qu’il m’enviait, car je faisais partie du système français. C’était le déclic pour moi ! Il a commencé à me décrire ses lacunes et celles de ses camarades, et comment se déroulait l’enseignement dans les établissements publics. C’est à ce moment que j’ai réalisé que j’avais, un énorme problème : j’étais complètement déconnecté de la réalité. C’était il y a 3 ou 4 ans ! Depuis, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, en m’appuyant justement sur mon parcours personnel en tant qu’élève à l’étranger et issu du privé tunisien : ce sont des critères qui m’ont permis d’avoir du recul, une certaine neutralité et des réflexions qu’un élève du public n’aurait pas. Mais sur le plan personnel, tout ce que j’ai étudié ici était du déjà-vu pour moi, et je dois dire qu’être issu du système privé et français en Tunisie, c’est faire partie d’une bulle : c’est comme si tu ne vivais pas en Tunisie. Tu n’as pas d’idée sur la culture locale tunisienne, tu ne maîtrises pas bien la langue… J’ai mis une année pour m’intégrer pleinement dans la société tunisienne, découvrir ses rouages, sentir que je suis vraiment Tunisien, pas seulement sur les papiers ! Ailleurs, j’étais un étranger, mais en Tunisie, il ne fallait pas l’être. Je me suis fait un réseau de connaissances, je me suis donné à fond dans l’associatif, tout fait pour perfectionner mon arabe, entre autres. L’intégration était en cours.


As-tu écrit ce livre tout seul, ou est-ce que quelqu’un t’a aidé durant le processus ? Quelles ont été tes sources ?


Le livre, je l’ai écrit tout seul. Concernant les sources, il faut reconnaître qu’il y a un problème de bibliographie, pas du tout établie dans les règles de l’art. Je me suis basé sur mon expérience personnelle avec les acteurs de la sphère éducative tunisienne: j’ai rencontré des professeurs, énormément de lycéens, je suis parti dans les lycées, j’ai discuté avec des inspecteurs, des directeurs au ministère de l’Education… Ensuite, j’ai été mis en contact avec des organismes actifs dans la société civile, comme “Wallah we can”, le think tank Tunisie alternatives, etc. intellectuellement, ça m’a permis de développer mes réflexions et de bien façonner mes propos. Bien évidemment, j’ai consulté les statistiques officielles, dont celles du ministère de l’Education et je me suis renseigné sur le système éducatif américain et finlandais.


Tu soutiens qu’après avoir eu ton bac, tu t’es consacré à la vie associative. En quoi a consisté cette expérience associative ?


Au départ, j’ai ciblé l’entrepreneuriat. J’ai lancé « African Business Leaders », qui vise à travailler avec des étudiants subsahariens, mais qui s’est essoufflé après. J’ai participé à des concours et lancé également mon propre projet, « El Mech3al » qui n’existe plus : c’était une association qui avait pour but de mettre en contact les jeunes avec des décideurs, en les initiant ainsi à la prise de décision et à être plus actifs au sein de la société civile. Ensuite, j’ai fait un peu de radio, à Express Fm. J’ai également été le porte-parole de « Walah we can » et bien d’autres…


C’est en effet très riche, mais ce parcours n’a pas de rapport (du moins direct) avec l’éducation tunisienne…


Cet intérêt s’est développé précisément lorsque j’ai participé au Think tank Tunisie alternatives, de Mehdi Jomaâ (ancien chef de gouvernement de la Tunisie en 2014, Ndlr). Ils ont fait appel à moi pour faire partie d’un groupe de réflexion sur la culture et la réforme de l’éducation, et c’est d’ailleurs à travers cette expérience que j’ai été mis en contact avec des ministres, dont celui de l’éducation, en plus de « Wallah we can » et mon travail sur le terrain.


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Comment quelqu’un qui n’a pas connu l’école publique tunisienne peut–il écrire un ouvrage qui traite de la réforme de l’éducation tunisienne ?


La situation était tellement grave qu’il fallait faire quelque chose immédiatement; or, l’élève tunisien n’a pas le temps de penser à ça : il a tout le temps des devoirs à préparer, des concours à réussir, des heures de cours à valider… Il est surmené : le système actuel supprime cet esprit critique. C’est d’ailleurs, une déduction qui m’a poussé à me consacrer à ce système forcément problématique, pour essayer d’y remédier, pendant toute une année.


Ce livre reflète-t-il les rêves que tu espères voir se réaliser, ou alors plutôt des suggestions concrètes pour le système éducatif ?


Deux grands axes sont exposés dans le livre : une présentation de l’état actuel de ce système éducatif, puis une exposition de ma vision personnelle du système idéal. Je dis ce que je ferais si j’avais la possibilité de changer les choses, en proposant des solutions concrètes.


Quel effet espères-tu produire avec ce livre ?


J’espère qu’il va avoir un impact symbolique, qu’il poussera les premiers concernés, c’est-à-dire les élèves à agir. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas un parcours académique remarquable ou qu’ils ne tiennent pas de discours bien structurés qu’il faut les empêcher de s’exprimer ou les ignorer. Ces élèves ont des revendications, des idées à véhiculer. Il faut les écouter. Ce que j’ai communiqué à travers ce livre, c’est une vision très subjective qui parle de mon système idéal à moi, et à moi seul. Une proposition qui incitera, peut-être, les décideurs à agir et à le prendre en considération.


Mehdi Cherif : «Le système éducatif assassine l’esprit critique»
Syhem Belkhodja  : «L’urgence d’agir dans toutes les conditions»
ENTRETIENS5 / 2 / 2019

Syhem Belkhodja : «L’urgence d’agir dans toutes les conditions»

Du 1er au 4 mai, «Doc à Tunis» rythmera le quotidien du public. Une sélection restreinte mais inédite et de qualité sera présentée au 4e art, au Centre culturel d’El Menzah 6 et à l’Institut français de Tunisie, suivie d’un détour dans des régions avoisinantes, loin de Tunis. «Tunis, capitale de la danse» commencera ensuite. L’occasion pour nous de faire le point avec Syhem Belkhodja sur les enjeux, les nouveautés, la programmation, les défis, les craintes. Un bond dans l’avenir de ces deux festivals s’impose. Entretien.


Au gré de l’actualité brûlante du pays, «Doc à Tunis» commence le 1er mai, suivi de «Tunis capitale de la danse»…

En effet, mais je voudrais tout d’abord présenter de sincères excuses pour ce qui s’est passé le samedi 27 avril. Je suis passée à la radio dans la matinée sans savoir que 12 femmes avaient trouvé la mort dans un accident de voiture horrible quelques heures avant. Des battantes qui vivent dans des conditions précaires très dures. Beaucoup ont trouvé indécent de ma part qu’on parle de danse, d’art, face à une catastrophe de cette ampleur. Je demande des excuses au public parce que je comprends leur incompréhension, mais je le répète, quand je suis passée sur antenne, je n’étais pas au courant. Comme je travaillais dans mon studio et que je ne suis pas très «réseaux sociaux», tout est arrivé de la sorte précipitamment. Je suis peinée. Mes danseurs sont issus de milieux défavorisés et ont des mères ouvrières, travailleuses et battantes, comme celles qu’on a perdues. Trois de mes élèves de Sidi Bouzid connaissent même une des victimes, donc je ne peux qu’être bouleversée.


On peut pourtant faire de l’art pour exprimer notre peine, être endeuillé, rendre hommage…

D’autant plus que je tiens à préciser que notre danse n’est pas événementielle. Ce n’est pas une danse de joie, de spectacle. C’est une danse qui est engagée. On a programmé d’ailleurs un film intitulé «L’urgence d’agir» de Magui Marin, à voir absolument : l’urgence d’agir dans toutes les conditions, l’égalité des chances, des corps, la présence du corps sur scène, l’écriture du corps… donc, on devrait se mettre en tête, comprendre et admettre que la danse est une affaire sérieuse et pas juste une animation de rue. Quand j’en fais d’ailleurs dans la rue ou dans la télévision, c’est pour attirer ce grand public vers la danse. Mais l‘écriture de la danse contemporaine, ce que nous on fait au théâtre de l‘Opera, ce qu’on fait en tant qu’artistes engagés : Nawel Skandrani, Malek Sebai, Najib Khalfallah, Imed Jemaa, Imen Smaoui, Wael Margheni, Oumaima Manai… les danseurs tunisiens qui sont actuellement exceptionnellement à l’étranger comme Aicha Mbarek, Hafidh Dhaou, Kais Chouibi, Mohamed Toukabri, Hamdi Dridi, etc. C’est une exigence, un travail qui demande une rigueur, une éthique, qui n’est pas du tout dans le superficiel. Pour les excuses, c’était une parenthèse. Ça m’a doublement peinée de voir autant d’incompréhension. Puisque je fais de la danse, je respecte donc la vie et la mort.


Comme à l’accoutumée, les deux manifestations s’enchaîneront à partir du 1er mai. Où est-ce qu’elles en sont ?

Ça fait quand même deux années qu’on est en train de faire un festival transversal. Grâce à la notoriété des «Rencontres Chorégraphiques de Carthage». Comme l’Etat tunisien a créé ces «Journées chorégraphiques de Carthage», ça fait quand même 4 ou 5 ans qu’on a changé de titre et c’est «Tunis, capitale de la danse» depuis, et on rêve que ça devienne une capitale des danseurs. «Doc à Tunis» est toujours aussi important également depuis 13 éditions. Beaucoup de Tunisiens ne lisent pas de livres et un film documentaire peut remplacer un livre de 300 ou 600 pages. Il y a cette culture, non pas de la consommation, mais elle est orale, puisqu’on est originaire d’une société orale. Cela fait deux années au moins que j’ai fusionné les deux festivals parce que je ne crois plus aux frontières du festival : il n’y a plus de danse seule, plus de documentaires à part, plus de design seul : nous, on est dans les trois disciplines, rappelons-le. En plus du Doc et de la danse, j’ai aussi un festival de design. La force de ce documentaire et la force contemporaine que je démontre est une «danse documentaire» parce que la danse contemporaine parle d’aujourd’hui et le doc est un regard d’aujourd’hui. C’est essentiel pour moi que les deux se complètent et avec la gratuité, c’est important que le public puisse continuer à découvrir et la danse et l’univers du documentaire simultanément.


Peut-on donc clairement affirmer que les deux manifestations se réinventent ?

D’une part, elles se réinventent pour plusieurs projets : j’ai la chance d’avoir 56 ans, je le confirme et j’en suis fière. Parce que stupidement, quand j’ai créé ces deux festivals-là, en 2002 et 2006, et que j’ai fait un long chemin de 18 ans, j’avais l’impression d’avoir éduqué une bonne partie de la population par ce regard critique et par ces remarques mais il faut retenir que tous les cinq ans, il y a une nouvelle génération qui arrive. Les jeunes qui étaient présents en 2002 par exemple avaient 20 ans quand on a commencé, en 2012, ils en ont 30. Sauf qu’en 2012, il y a une nouvelle génération émergente qui n’a pas connu celle de 2002, etc. Pareil pour les films que j’ai présentés, début de la décennie précédente et ô combien je devrais les repasser aujourd’hui. Donc, ils se réinventent, oui, mais parce que le public est nouveau aussi. C’est-à-dire, le public, que j’ai gagné pendant toutes ces années, peut assister automatiquement à «Doc à Tunis» ou pas. Ils ont pris l’habitude au point qu’ils peuvent ne pas venir et dire qu’ils sont venus… Ils s’y sont tellement familiarisés. Il faut qu’il se déplace : je sais que c’est très dur actuellement. N’oublions pas que «l’Ecole des arts et du cinéma» et «le Centre culturel El Menzah 6» sont prêts à accueillir ce public qui rate un film, mais qui ne le rate pas «parce que je reste à la maison et quand j’ai le temps, je vois le documentaire»… non, ce n’est pas uniquement cela : c’est bien ce moment d’être ensemble pendant 4 jours qui est essentiel.


Pouvez-vous nous en dire plus sur la programmation de «Doc à Tunis» cette année ?

D’habitude, on reçoit 70 à 80 films par an : cette année, on n’en a retenu que 20 : on est tellement submergé par un tsunami d’informations. Les gens n’ont plus le temps d’avoir un recul sur les choses et un état des lieux : le documentaire t’impose ce moment d’1h avec le réalisateur pour une leçon de cinéma, un regard autre sur la vie. Et cette année, comme d’habitude, tous les jours, on a une leçon de cinéma et on a choisi deux Belges spécialistes pour le film «Ni juges ni soumises» et c’est un homme de 70 ans et un homme de 50 ans qui seront là. L’un d’eux me demande «mais je me prépare comment ?», je lui dis : « ça va être des jeunes qui ne parlent même pas français», j’ai dit qu’il faut être présent au moins pendant cinq jours : deux c’était peu, et pendant 2h, un cours sera donné. Pareil pour les masterclass de la danse : une rencontre de deux heures peut changer notre vie : une rencontre avec un artiste nous enrichit et en plus nous arme pour aller de l’avant. Pour la danse, on s’est beaucoup appuyé sur «les ateliers chorégraphiques». Avec «Tfanen Creative» et grâce à cette rencontre avec l’U.E, on a pu persévérer, partir dans les régions. Et avec le festival, ils sont non seulement dans des ateliers, mais aussi sur scène. On invite les plus grands dirigeants des plus grands ballets dans le monde pour qu’il y ait un regard critique. Aujourd’hui, c’est la première fois que l’Etat tunisien investit sur les danseurs. Pour la première fois, on a désormais des danseurs salariés : des danseurs de danse traditionnelle, de danse contemporaine, de danse renouvelée… Toutes les créations ne sont pas bonnes mais une danseuse ou un danseur de nos jours parviennent à dire à leurs parents qu’ils sont danseurs professionnels et que c’est leur métier. On en serait pas là sans le soutien de nos partenaires : le ministère de la Culture, celui du tourisme : l’image de la Tunisie est en jeu. Et je voudrais aussi inclure le ministère de la Jeunesse et du Sport mais c’est toujours en cours de négociation.


Pour quelle raison ce soutien ministériel de la jeunesse et du Sport compte autant pour vous ?

Parce qu’on a un championnat du monde, parce que le break danse va rentrer dans les Jeux olympiques de 2024, parce qu’on un grand championnat demain au centre culturel d’El Menzah 6 : on retient 4 danseurs qu’on va emmener en Chine pour qu’ils deviennent athlètes. Ceci est l’underground : que veut dire devenir athlètes ? Parfois c’est manger correctement, qu’on les entretienne, qu’on fasse en sorte qu’ils dorment : les 8h de sommeil. 30 km dans un bassin pour un sportif professionnel de natation, c’est comme avoir 30h de danse avec moi. Que l’Etat et Tunisair deviennent mes partenaires est très important. Que je parvienne à ramener tous les chorégraphes du monde ici serait idéal : je n’ai pas besoin de quitter la Tunisie, et je crois toujours en mon pays. On ne cesse d’impressionner malgré tout. Il faut travailler et qu’on arrête de se flageller. De nos jours, nos compagnies sont partout dans le monde : A Ramallah, France, Berlin, New York… Et c’est très diversifié : toutes les danses sont là : soufi, trans, religieuse… on a une diversité d’écriture exceptionnelle : aujourd’hui, les Tunisiens sont de plus en plus portés sur la chorégraphie coréenne même.


Concernant le public de «Doc à Tunis», est-ce qu’il est toujours aussi réceptif ?

Vous êtes toujours très proches du documentaire, c’est méchant ! (rire). Le public, que les manifestations culturelles tunisiennes, toutes disciplines confondues, ont éduqué, est forcément là, sauf qu’il y a une nouvelle génération qui émerge et qui est obnubilée par les nouvelles technologies et qui s’ennuie au bout d’1h (danse ou doc). C’est à nous de faire un travail sur le public. J’ai ramené une centaine d’enfants de quartiers défavorisés pour voir de grands spectacles : on passe du temps ensemble, on mange, on échange et au bout du compte, sur 100 enfants, je ne gagne que six. Je remercie au passage «la Coupole d’El Menzah» et «le Centre culturel d’El Menzah 6» qui ont assuré le transport et le bus qui ramène les enfants des quartiers défavorisés jusqu’ici. Il faut avoir les moyens pour agir davantage. La danse est vitale, et les films aussi.


La gratuité est toujours de mise ?

Si ce n’était pas gratuit, je ne toucherai que les chics de Tunis, seulement, je tiens à ce que ces deux manifestations puissent toucher le plus de Tunisiens possibles, toutes les classes sociales confondues. Je veux toucher ces Tunisiens qui n’ont pas les moyens d’accéder à la culture, faute de moyens ou d’opportunités. Arrêtons aussi de dire que c’était mieux avant. La poche est plus vide de nos jours mais on est beaucoup plus ouvert sur l’art et le monde. Tout est tellement à la portée.


Que devient «Al Kalimat» ?

Toujours au programme ! On a un invité de prestige au programme : il va parler de Break dance et de poésie. On est en train de développer un «Kalimat» danse et mots sur deux jours avec le fameux «FATI ART» et des rencontres avec Hela Ouardi et Luc Ferry sont prévues. Avec le ramadan qui arrive, on a opté pour la transversalité dans les festivals. Une compétition de solo va être reportée pour fin mai.


Est-ce que les Journées Chorégraphiques de Carthage, prévues en juin, complètent ou empiètent sur «Tunis capitale de la danse»?


Je vais être de mauvaise foi si je dis que «mes Journées Chorégraphiques de Carthage» sont devenues étatiques. Bien sûr, j’aurais voulu prendre la direction, c’est tout à fait normal. Ça fait 18 ans que je dirige cela, j’avais un budget très limité et tout d’un coup, l’Etat, le jour où il organise son propre festival, attribue le budget à une nouvelle manifestation naissante. Mon âge —ou bien peut-être la danse— font en sorte que je parvienne à encaisser les choses négatives autrement : en les positivant le plus possible. Aujourd’hui, les danseurs ont deux rendez-vous : ils dansent chez moi et aux «Journées Chorégraphiques de Carthage». Si après 18 ans, l’Etat s’est approprié un festival de danse, au final, on ne peut être que très heureux et donc, c’est vraiment un 2ème rendez-vous incontournable pendant l’année. Maintenant, c’est à l’Etat de le développer sans me fragiliser: je ne tiens pas du tout à être concurrente : j’étais la seule à me battre pour la danse depuis 2002, pour que 450 compagnies arrivent à Tunis. Aujourd’hui, il faudrait qu’on soit vraiment partenaires : d’ailleurs, je suis programmée dans «les Journées Chorégraphiques de Carthage» notamment pour aider Mariem Guallouz ou autres et tout le monde s’ouvre à l’Etat. Il ne s’agit nullement de direction ou de prises de postes, on est face à un Etat réceptif, qui nous écoute enfin. Et c’est excellent pour tout le monde ! J’aurais aimé être directrice, mais ce n’est pas grave, on ne peut être que ravis face à l’évolution de ces deux manifestations. Je souligne l’implication du ministre des Affaires culturelles, M.Mohamed Zine Abidine, d’avoir soutenu le secteur de la danse. Il nous a donné notre crédibilité. Du jamais vu auparavant : on a des danseurs salariés, des chorégraphes invités, deux studios de danse et trois lieux à notre disposition. Il est à l’écoute et offre énormément d’opportunités. Je le revendique. Rappelons pour finir que : la musique c’est un milliard 700 mille, le théâtre c’est 3 ou 4 milliards de DT, le cinéma c’est 8 à 10 milliards et la danse, c’est 250 mille dinars. On n’a pas d’école supérieure de danse, pas de centre chorégraphique à part celui de l’Opera de Tunis : on a au retour 10 centres d’arts dramatiques : faisons d’un seul un centre chorégraphique. Maintenant, on est 4 générations de chorégraphes et de danseurs, il est grand temps de leur donner leurs droits et de régulariser le statut de l’artiste. Si la danse contemporaine, par exemple, n’est pas comprise, c’est parce qu’elle n’a jamais été étudiée nulle part ici. Il faut que cela change à la racine et c’est en cours.

Syhem Belkhodja : «L’urgence d’agir dans toutes les conditions»
Amir Fehri, auteur : "Combattre l'harcèlement scolaire"
ENTRETIENS12 / 28 / 2018

Amir Fehri, auteur : "Combattre l'harcèlement scolaire"

Du haut de ses 15 ans, Amir Fehri s'est fixé comme objectif de lutter contre le harcèlement scolaire à travers un ouvrage qu'il vient de publier au titre évocateur «Harcèlement, les journées mouvementées d'un écolier» paru chez KA'Editions. Un sujet longtemps passé sous silence par les parents, les enseignants, et l'Etat et qui ne cesse de briser des vies.


L'engouement se fait sentir autour de votre livre. Est-ce qu'il s'agit de votre première expérience en tant qu'auteur ?

Non. Il s'agit de mon 4e roman. Le 3e est déjà sous presse et celui-ci a été publié avant le 3e. C'est un peu bizarre, je sais. J'en ai 4 qui n'ont pas tous la même thématique.


Est-ce que cette toute dernière parution est autobiographique ?

Elle l'est, bien sûr. Alex est un pseudonyme. Je compte beaucoup sur le changement de nom parce que le but n'est pas de révéler ce qui s'est passé ou de procéder à un règlement de comptes, non, le but est d'aider les autres. C'est ce que je ressens à chaque fois : on ne doit pas le faire pour nous, on doit penser que chacun a besoin, quand même, de sortir de la situation du harcèlement scolaire. Chaque personne qui souffre de sa différence (couleur de peau, orientation politique, sexuelle, religieuse…) toute chose qui peut faire la différence ne doit pas être un obstacle. On ne doit pas considérer l'autre comme un être étranger.


Vous traitez donc de ce qu'on appelle de nos jours communément le «bullying» ?

Tout à fait ! Et c'est pour cela que j'ai décidé avec Madame Brigitte Macron, avec qui je collabore depuis un certain moment sur la question du harcèlement scolaire, de lancer le hashtag #ImDifferent pour qu'on vienne en aide à ces enfants qui souffrent de ce fléau qui gagne de plus en plus de gens. Et comme le disait Blaise Pascal : «N'ayant pas réussi à faire de ce qui est juste plus fort, on a fait de ce qui est fort plus juste». On a maintenant essayé d'utiliser le harcèlement comme une forme de justice pour punir les gens pour leurs différences, chose qui devrait être une qualité tout d'abord.


Ce sujet sensible est pourtant fréquemment traité sur différents supports (séries TV, films, livres…).

Et heureusement ! Malgré cela, je trouve qu'on n'en parle jamais assez. Et il ne sera jamais assez de dénoncer. Tant qu'il y a un enfant qui n'arrive toujours pas à s'exprimer, c'est qu'on n'a toujours pas fait notre travail comme il faut.


Vous ne trouvez pas que c'est un sujet qui n'est toujours pas pris au sérieux ni par les autorités ni par les parents, encore moins par les enseignants ?

Par les enseignants, je comprends, parce que dans certains cas, c'est eux qui font subir cette forme de harcèlement. Ils ont tout d'abord pour mission de transmettre le savoir, ce qu'ils accomplissent parfaitement dans certaines écoles de la Tunisie, mais on a un certain nombre de plus en plus grand de professeurs ou enseignants qui exercent ce genre de pression, c'est d'ailleurs ce qu'a vécu Alex, le personnage du livre.


Et d'après vous, qui devrait contribuer en premier à faire face à ce phénomène ?

Je pense que c'est l'Etat. C'est ce que je vais demander au président Béji Caïd Essebsi. J'aimerais beaucoup publier un communiqué de presse pour venir en aide aux enfants. C'est une étape essentielle. D'abord, cela aidera les parents à prendre conscience de leurs droits qui seront protégés. Si on instaure une loi contre le harcèlement scolaire, ça ira forcément mieux. C'est comme en France, lorsque l'Assemblée nationale a voté contre le châtiment corporel : une mesure qui est demeurée phare. La suède l'a adoptée depuis les années 70, la France vient de l'adopter, c'est bien. Actuellement, une approche a été présentée contre ces violences-là, comme les parents prendront conscience qu'ils sont protégés par la loi et de part et d'autres les élèves qui pratiquent ce harcèlement auront peur de le faire. Ça sera réciproque. Actuellement, on a besoin de lois pour pouvoir arrêter ce problème-là. On espère avancer le plus rapidement possible. Pour information, je suis parti visiter des enfants dans des camps de réfugiés en Irak, entre autres, pour discuter avec eux sur les droits de chacun, sur le droit d'être libre et sur le droit d'identité. Que chaque personne soit considérée comme un être ayant des sentiments, des émotions. Un enfant n'est pas un objet qu'on peut maltraiter. Il souffre et s'il n'exprime pas cette souffrance, ce n'est pas qu'il ne souffre pas, bien au contraire. C'est qu'elle est en train de devenir de plus en plus profonde.

Amir Fehri, auteur : "Combattre l'harcèlement scolaire"
Rémi Fontanel, critique :  « Au cinéma, la nature autobiographique est complexifiée »
ENTRETIENS12 / 15 / 2018

Rémi Fontanel, critique : « Au cinéma, la nature autobiographique est complexifiée »

La cinémathèque Tunisienne a consacré un cycle au « Je » au cinéma et l’a intitulé « de l’autoportrait à l’autobiographie ». Une rencontre avec Rémi Fontanel, spécialiste en 7ème art, enseignant à l’université de Lyon 2 a eu lieu dans l’après-midi du 12 décembre 2018 afin d’animer un échange qui fut fructueux avec les cinéphiles présents et d’éclaircir différents points sur ce genre cinématographique singulier, illustré dans divers films programmés à la cinémathèque. Rencontre avec cet enseignant en Etudes Cinématographiques et Audiovisuelles et également auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma.


Au férus qui étaient absents, pouvez- vous nous rappeler en quoi cet échange a consisté ?

La rencontre a porté sur « le récit de soi au cinéma ». C'est-à-dire, tout ce qui touche à ce qu’on appelle plus communément l’ « autobiographie » ou, la manière de certains cinéastes de relater des parties de leurs vies, des moments de leur existence : leur enfance, leur adolescence … Il s’agit d’une démarche ancrée au présent. Je pense au journal filmé qui est une catégorie du récit de soi que le cinéma restitue : un rapport, un lien, une confrontation avec la littérature et d’autres arts, puisque l’autobiographie n’a pas été inventée par le cinéma : elle a été réinvestie dans le cinéma avec les moyens qui sont les siens et c’est intéressant de comprendre les enjeux qui s’opèrent d’une transposition à une autre : pour moi, est ce que l’image –art du cinéma, art du montage- parvient à investir avec sa propre écriture une catégorie une pratique, un genre qui est littéraire, et qui continu à traverser d’autres arts, mais aussi d’autres pratiques médiatiques ? Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, la question du récit de soi et par soi est présente en permanence dans nos vies.

Est-ce que « le récit de voyage » est considéré comme « un récit de soi » ?

Le voyage peut être un articulateur : une manière de parler de soi. On peut aussi très bien travailler des récits de voyage sans parler de soi. Le film de Coppola « Apocalypse Now » est un film sur un voyage qui évoque le voyage de quelqu’un qui part à la rencontre de quelqu’un d’autre. Il y’a peu d’autobiographie dans le film, ce n’est pas celle de Coppola en tout cas. Même s’il y’a dans l’aventure du personnage, une aventure que le cinéaste va vivre au sein de son tournage. Le récit de voyage n’est pas exclusivement une autobiographie mais il peut en faire partie, oui. Je pense à « No Sex Last Night » de Sophie Calle qui est un Road Movie. L’héroïne prend sa voiture avec son compagnon et raconte au jour le jour leur voyage et à travers leur récit de voyage on les découvre : ce qu’ils sont ce qu’ils vivent … etc etc


Et quelle est donc cette différence entre l’autobiographie et l’autoportrait ?

C’est large ! Il va me falloir beaucoup de temps. Mais je dirais qu’en premier lieu, il y’a une grande porosité entre les catégories. Il n’y’a pas d’étanchéité entre les deux. Après, l’autobiographie a ses avantages si on prend les choses au pied de la lettre. Et c’est toujours difficile de les prendre au pied de la lettre, parce que la pureté de la catégorie est quand même relative. L’autobiographie a un regard rétrospectif, un désir de construire une image, de Neutraliser le temps. Il s’agit d’un rapport au temps qui pourrait distinguer les deux catégories avec cette idée que l’autoportrait, c’est la reconstruction d’une image par éclats, par fragments, par morceaux. C’est assez paradoxal de parler d’autoportrait au cinéma qui est un acte du récit et du mouvement. Alors que l’autoportrait est une mise à l’épreuve du récit et du mouvement. La question serait de savoir comment le cinéma, bien qu’il soit « art du récit » et « art du mouvement », a finalement réinvesti l’autoportrait ? On le voit dans « Les plages d’Agnès » d’Agnès Varda, par exemple : il y’a cette idée d’éclater le « Je », d’éclater ce qu’elle est, et de partir à la reconstruction de sa personnalité à travers ces morceaux, comme du collage.


D’où vous vient cet intérêt pour l’œuvre de Maurice Pialat ?

Mon intérêt pour Maurice Pialat tient au fait d’être toujours attiré par ses films, son cinéma. Il s’agit d’une référence : c’est un cinéma qui m’a fait comprendre beaucoup de chose sur le 7ème art, sur le monde. Je retrouve chez ce cinéaste un rapport au réel assez particulier. Et puis, je suis assez intéressé depuis toujours par ces cinéastes qui décident de se raconter, de tout mettre sur la table, de se servir de leur vie pour faire du cinéma, du cinéma pour aussi construire leur vie, c’est le cas de François Truffaut par exemple, qui a toujours pensé d’une manière proche et intime, le rapport entre le cinéma et la vie. J’ai beaucoup travaillé sur Jean Moustache aussi.


Quelle est la différence entre adapter une autobiographie et adapter un roman sur grand écran ?

La différence est simple : lorsqu’on adapte un roman, il peut être autobiographique, si c’est vous qui avez écrit ce roman. Par contre, si ce n’est pas vous qui l’avez écrit, vous faites une adaptation ou ce qu’on appelle une « biographie » ou « un biopic ». La différence entre la biographie et l’autobiographie, c’est que dans une biographie, on raconte l’histoire de quelqu’un. Dans l’autobiographie, vous racontez une vie, et c’est la votre. Alors, justement le problème que pose le cinéma : « C’est qui raconte ? » est ce que c’est le scénariste ? Le metteur en scène ? Et quelle est la part du monteur dans cette 3ème lecture. Et c’est là que les choses se complexifient au cinéma. Aborder la question de l’énonciation et trouver qui est ce « Je ». En littérature, ça ne semble pas trop poser de problème, quand quelqu’un écrit sa biographie, c’est forcément lui, mais quand on réalise un film, on est dans une démarche collective, même si une petite caméra permet aujourd’hui de travailler seul, mais globalement, on travaille dans le cadre d’une collaboration collective et dans le cadre de 3 écritures au moins. Quand Jean Moustache fait la maman et la putain, la dimension autobiographique réside dans le scénario qu’il écrit tout seul, après, il faut passer par des acteurs pour interpréter son histoire, et ensuite, faire appel à un monteur pour recomposer son histoire. Donc il y’a quand même des strates qui viennent complexifier la nature autobiographique.




Rémi Fontanel, critique : « Au cinéma, la nature autobiographique est complexifiée »
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