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Andrew Graham, chorégraphe : «La culture devrait être accessible à tout le monde sans exception»
ENTRETIENS11 / 2 / 2022

Andrew Graham, chorégraphe : «La culture devrait être accessible à tout le monde sans exception»

C’est dans le cadre d’ateliers pour enfants et adolescents organisés par l’association «l’Art Rue» qu’Andrew Graham, chorégraphe, a interrogé «l’impraticabilité de la ville». L’artiste avec son groupe de participants a présenté une étape de sa création «Lignes» dans «Dream City». Des enfants en fauteuils roulants, aidés par leurs mères sont au centre de cette création dansante. «Lignes» ou «Lines» raconte cette solidarité entre personnes désireuses de contourner les difficultés afin d’accéder plus facilement à la culture. Cette danse était une communion vécue entre toutes ces personnes mixtes. L’artiste nous en dit plus sur ce processus de création enclenché.


A Tunis, vous avez montré un aperçu bouleversant de «Lines». Une étape, annonciatrice d’une création qui se fera prochainement sur la durée…

Je suis arrivé en septembre 2021, invité par l’association «L’Art Rue» afin d’animer des ateliers sur deux semaines pour différents groupes d’enfants. On s’est ouvert à plusieurs personnes, dans différents quartiers, en nous adressant à différentes classes sociales et à des personnes souffrant de situations de handicap, à Tunis comme aux environs. Les enfants et les adolescents de la Médina font déjà partie du public avec qui «L’Art Rue» travaille. On a fait ces deux semaines de rencontres au théâtre el Hamra. La plupart des participants ont fait et feront partie du projet «Lines». Le public cible, en premier, c’était les enfants. On a surtout pensé à qui n’a pas accès à la culture et à aller chercher ces gens. De bouche à oreille, ils et elles se sont toutes et tous appelés et l’équipe s’est élargie. Il y a eu beaucoup d’enthousiasme autour de ce travail.


Qu’est-ce qui vous a le plus interpelé pendant ce processus ?

Il y a eu deux choses qui m’ont marqué dans le rapport parents / enfants : ces mamans qui traversent la ville avec leurs enfants en situation de handicap (ou pas) pour les emmener dans cet atelier. Elles insistaient et elles étaient déterminées à traverser toute cette ville impraticable au quotidien. Comme Mme Basma, professeur de langues, malvoyante, qui a eu un accident en venant à l’atelier. Elle tenait à assister à notre atelier, comme tout participant. Et il y a eu ces mamans aussi qui se mobilisaient entre elles pour porter leurs enfants sur scène : j’ai rarement vécu des moments aussi bouleversants. J’ai été danseur dans une compagnie, avec plein de chorégraphes connus. Une étape qui m’a permis déjà d’approcher une communauté d’artistes en situation de handicap auparavant. C’était devenu pour moi incontournable de me demander : qui se sent handicaper par la ville ? Qui est handicapé par la société ou qui est oublié par elle ? La culture devrait être accessible à tout le monde sans exception.

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Pouvez-vous nous en dire plus sur ces mamans ? Quel rôle ont-elles joué dans le projet ?

On aurait dit un match de football. (Rire) Elles encourageaient leurs enfants tout le temps. Mais à un moment, je leur ai demandé de sortir pour pouvoir travailler davantage l’autonomie avec les enfants. Elles étaient d’accord. Elles discutaient entre elles beaucoup, notamment concernant leurs enfants… c’est comme si elles s’étaient créé involontairement une cellule d’écoute. Un espace Safe. On a réfléchi, ensuite, à la façon de créer un espace sur la durée. Elles ont continué à se voir, juste pour se parler. A partir de ces rendez-vous, j’ai fini par les inviter à participer aux ateliers, ensuite, aux auditions et à les inclure. A la fin des deux semaines, on a pu passer des auditions à des enfants professionnels.


Comment avez-vous mené à bout ce processus de création ?

On n’a fait que de la recherche. On n’en était qu’au début. On est en phase de création. On ne l’a même pas commencée. La création commencera en janvier ou février 2023. On a tâté le terrain, découvert les matériaux. Cette phase de recherche reste très importante parce que c’est aussi comprendre les besoins de chacun et chacune et connaître le langage que tout le monde parle. C’est d’arriver à connaître les disciplines qui les intéressent ou qu’ils pratiquent déjà : la danse, le théâtre, le chant … Cette étape de «Lines» sert à repérer tout cela, afin de commencer à écrire avec eux et elles.


Votre projet est inclusif : on y voit des personnes migrantes, Queer, des personnes à capacités réduites, des femmes…

Je trouve que je suis privilégié de pouvoir travailler en mixité ainsi, parce que cela me permet de réfléchir, de me mettre à créer. Cela m’ouvre de nombreuses portes et des espaces de créativité. C’est beau comme processus. Je les ai toujours ramenés dans le vif de la créativité.


Pour la direction d’artistes, pouvez-vous nous en dire plus ?

Je me suis fait aider par les mamans. Cette étape première de «Lines» est un travail qui part des réalités et des besoins de chacun. C’est plus facile de travailler avec des enfants dans une situation de handicap : ils ou elles ont une temporalité et une réceptivité différentes. Travailler avec eux et elles, c’est créer un lieu qui soit adapté à leurs attentes. On a fait surtout beaucoup d’improvisations en inventant des choses, en réfléchissant.


«Lines» a été présentée au stade municipal de La Hafsia, en plein air. Pourquoi ce choix de lieu ?

C’est une étape de travail, une expérimentation. En vrai, être dans ce terrain de foot était davantage pour qu’on se donne l’expérience d’être face au public. C’est un moment de recherche. Ce terrain a nourri cette curiosité et a donné une direction à la création. Je voulais qu’on sache ce que c’est d’être visible à l’extérieur, d’être face à un large public, d’arriver à travailler dans un espace dehors. Ce terrain est un espace d’échanges, de rencontres en temps normal. Il s’agit d’une méditation qui s’adressait surtout aux gens du quartier : une curiosité s’est mise en place. Toute l’équipe allait s’emparer de ce terrain de foot qui n’est pas le nôtre, en réalité. Il n’y a eu aucune hostilité. Il y a eu plein de moments où les gens du quartier venaient nous voir danser et chanter. Ils étaient collés au grillage. C’est à travers ce lieu-là que tout le monde a pu se rencontrer. Cette accessibilité est bien plus importante pour moi que notre danse.

Andrew Graham, chorégraphe : «La culture devrait être accessible à tout le monde sans exception»
Essia Jaïbi, metteuse en scène et dramaturge : «J’aime que le théâtre soit le sujet et l’outil»
ENTRETIENS10 / 4 / 2022

Essia Jaïbi, metteuse en scène et dramaturge : «J’aime que le théâtre soit le sujet et l’outil»

Dans «Métamorphose #2» d’Essia Jaïbi, le spectateur est comme happé dans un espace/temps parallèle. Immersive et saisissante, la performance théâtrale d’une quarantaine de minutes pousse à la réflexion grâce à la portée de sa thématique et est distinguée par sa mise en scène et son aspect technique. Enrichie par l’interprétation de Jalila Baccar, elle s’inscrit dans un théâtre contemporain, anti-conventionnel, propre à la metteuse en scène et dramaturge.

Crédit photo : L'art Rue et Bachir Tayachi


«Métamorphose» rime avec «Transformation», «Mutation» et surtout «Incarnation», comme c’est le cas dans «Métamorphose #2», votre dernière création en date, programmée dans le festival «Dream City 2022». D’où émane cet intérêt pour cette thématique en particulier ?


Le thème de la «Métamorphose» était présent dans ma tête depuis un bon moment. Il avait pris de l’ampleur pendant la pandémie du Covid-19. Un thème qui m’avait davantage hanté pendant cette période critique et je ne savais pas comment l’exprimer : je n’avais pas envie d’en faire un spectacle en entier ou d’écrire un texte. C’était flou ! Quand l’association «l’Art Rue» a proposé son format particulier du DPDW en 2021, et qui consistait à créer de petites performances digitales, ça a fait tilt ! J’avais cette envie de travailler le digital et je trouvais que le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste. C’est ainsi que s’est présenté le cadre qui correspond à cette thématique. J’ai donc commencé à explorer : Au départ, j’avais exploré dans «Métamorphose #1» le mythe de Narcisse que j’ai transformé en incluant «Echo», le personnage féminin dans le but de ne pas axer uniquement ma création sur le personnage masculin de Narcisse. Sur cette base, j’ai retravaillé ou métamorphosé le mythe original. Depuis, quand on m’a reproposé de travailler sur ce même thème en octobre 2021, j’avais envie de l’explorer encore mais d’un angle plus proche de moi. Et la toute première métamorphose que j’ai connue dans ma vie était celle de ma mère Jalila Baccar, la comédienne. Elle n’a jamais cessé d’incarner différents rôles en passant d’une vieille dame à une journaliste, activiste ou à une Serial Killer. Quand j’étais petite, ce n’était pas clair pour moi : la différence entre le réel et la transformation n’était pas limpide pour l’enfant que j’étais. J’ai fini par comprendre, au fur à mesure du temps, le sens de toutes ces métamorphoses. Au fur à mesure que j’évoluais, je comprenais ce que c’est qu’une «Métamorphose» et saisissais son lien avec la réalité.


  • «Métamorphose #2» est un dialogue et c’est écrit comme un dialogue".

Concernant la forme et la genèse de la performance : «Métamorphose #2» —que beaucoup ont découvert en ligne— s’est, à son tour «métamorphosée». Pouvez-vous revenir sur sa conversion du virtuel au format actuel ?


D’habitude, on fait du théâtre, du live et on le filme pour que cela passe au digital. Ici, c’est le contraire qui s’est produit. Dans «Métamorphose #2» en digital, j’ai travaillé principalement afin de créer une image pour la caméra. Tout était axé sur la caméra et il y en avait trois : on travaillait sur la lumière, le regard et c’était très technique. La temporalité de la création a changé : on est passé de 20 min à 40 min en creusant beaucoup plus les thématiques qu’on avait survolées dans le DPDW. Esthétiquement, je suis revenue à la scène, ce qui offre des possibilités multiples en prenant en considération le regard du spectateur ou comment retrouver son regard en vrai. C’est un enjeu en soi ! L’aspect technique est toujours présent mais il s’est transformé pour garder l’essence de «Métamorphose #2» tout en s’adressant à quelqu’un du public qui est présent et qui regarde directement ce qui se passe. C’est une autre intensité qui s’en dégage !

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«Métamorphose #2» se déroulera pendant toute la 8e édition de «Dream City» et jusqu’au 9 octobre 2022 à Dribet Dar Hussein, ce lieu de la médina, qui n’a rien d’une scène de théâtre. Est-ce un choix voulu ? Est-ce une manière pour vous de continuer à faire du théâtre dans ou en dehors d’une salle ou d’une scène classique mais en cassant avec le théâtre conventionnel ?


C’est les deux à la fois ! Même si on me donne une scène de théâtre, j’ai souvent la convention théâtrale scène/salle comme c’était le cas dans «Madame M» où je fais monter le public sur scène. Comme dans «Flagranti» aussi où une partie de la pièce se passe soit dans les gradins soit à partir de la rue en arrivant sur scène. J’aime beaucoup faire cela ! Dans le cas de «Métamorphose #2», vu qu’on est dans «Dream City» qui nous offre la possibilité d’explorer des lieux qui ne sont pas théâtraux, j’ai dû faire un choix entre trois lieux en optant pour Dribet Dar Hussein. Un lieu que j’ai beaucoup aimé par son cachet, par son côté vieux, esthétiquement, chargé de rugosité. Un lieu en contraste par rapport à la forme que j’ai fait prendre dans «Métamorphose #2», cette fois-ci : celle qui lie modernité et histoire. Une rencontre que j’aime beaucoup faire. Un lieu rempli d’histoire, un lieu où les vieilles pierres sont présentes et/où on vient installer quelque chose de très contemporain, qui ressemble à la performance actuelle. Ceci reste un challenge parce que quand on sort d’un théâtre, souvent on ne possède pas les conditions habituelles, mais cela offre d’autres larges possibilités pour explorer autrement le rapport scène/salle, public/acteur.


Le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.

«Métamorphose #2» est aussi une écriture commune…


Ma mère a beaucoup plus d’expérience que moi en écriture et en dramaturgie. Ce qui était intéressant surtout, c’est la rencontre de nos visions différentes du théâtre. Elle a sa manière à elle d’écrire, j’ai la mienne. Je suis beaucoup plus décalée dans ma manière d’écrire. Elle, elle est beaucoup plus frontale. On n’écrivait pas réellement ensemble mais on se rencontrait pour en discuter, pour décider de ce qui reste, de ce qui s’enlève et pour trouver le commun dans tout cela. Un processus qui était très enrichissant et différent de ce que j’avais fait avant sur d’autres spectacles. «Métamorphose #2» est un dialogue et c’est écrit comme un dialogue.


Votre performance est un dialogue qui se déroule entre Jalila Baccar et vous. Dans quel but avez-vous opté pour cette construction ? Quelle est la portée de ce dialogue et son importance pour vous et pour le public ?


Tout l’intérêt était là ! Celui de confronter ma vision à la sienne, de mettre ce rapport mère/fille, comédienne/metteure en scène, deux femmes qui ne sont pas de la même génération, qui vivent dans un même pays sans avoir le même âge. Deux regards différents sur ce pays, cet art qu’on pratique toutes les deux, sur deux expériences de vie différentes. Chacune ne parlait pas ou ne racontait pas toute seule. Dans «Métamorphose #2», c’était «comment se rencontrer pour raconter à deux ?».


Peut-on dire que «Métamorphose #2» fait écho à la carrière de Jalila Baccar et aux personnages phares qu’elle a déjà interprétés ?


Pas uniquement. C’est vraiment une petite partie de ce qu’est «Métamorphose #2». Oui, on fait appel à ses personnages qui la hantent mais qui m’ont hanté moi aussi et qui reviennent souvent dans un geste, dans un mot, dans une posture. Souvent, c’est à peine perceptible dans une phrase, dans un terme… Mais ce n’est pas l’axe central dans la création. Ça l’était davantage dans la version digitale mais on avait envie d’aller plus loin : c’est toujours présent parce qu’on fait appel à ses propres métamorphoses mais cette fois-ci, elle vit également une nouvelle métamorphose puisqu’elle joue un nouveau rôle et c’est ce qui est intéressant.


Dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art.
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Dans «Madame M», vous avez mis en scène Jalila Baccar dans le rôle de «Malika». Dans «Métamorphose #2», vous la mettez en scène aussi. C’est un travail de mise en scène effectuée sans doute différemment. Où réside cette différence ?


(Rire), c’est en effet très différent. «Madame M» est mon premier spectacle. Un travail effectué en groupe. Jalila Baccar n’était pas seule sur scène : il y a eu un long processus effectué avec les autres comédiens et comédiennes pour qu’on comprenne l’histoire et pour que Jalila trouve sa place : elle a suivi notre rythme en ayant un regard bienveillant sur nous et en acceptant que nous étions en train d’apprendre. Sa présence m’avait beaucoup aidée et encouragée et sur scène, c’était un personnage intégré parmi d’autres. Dans «Métamorphose #2», elle est seule sur scène et on est allé beaucoup plus profondément dans les sujets qu’on traite. Ici, dans cette création, c’est du méta-théâtre pour nous : on fait du théâtre pour parler du théâtre lui-même, en traitant aussi de notre rapport à cet art. Comme projet, c’est beaucoup plus personnel. On est allé chercher ailleurs et bien plus loin. Trois ans après, j’ai acquis plus d’expérience depuis «Madame M». Je suis plus confiante pour la diriger dans le cadre d’une performance où elle est seule sur scène. Rappelons que c’est la 2e fois que Jalila Baccar est seule sur scène. La première était dans «A la recherche de Aida» en 2000. Et là, oui, on est un tandem mais il ne faut pas oublier qu’il y a toute une équipe, derrière, mobilisée pour concrétiser ce travail : il s’agit de tout un travail collectif, l’énergie de tout un groupe nécessaire à la réalisation de «Métamorphose #2».


Que pouvez-vous nous dire, sans «Spoiler», sur l’aspect technique distingué de cette performance ?


Pour moi, la technique est très importante, de nos jours, pour faire du théâtre. Elle est très présente dans nos vies et je tiens à la mettre au service du théâtre que je fais parce que cela nous permet d’aller plus loin dans certaines choses et me permet d’être ancrée dans mon époque, dans mon temps et de m’adresser aussi au public que je veux large. Pour cela, il y a un grand travail de recherche, de fabrication, d’expérimentation, qui avance en amont de la direction d’acteurs et du travail de comédienne et de metteure en scène. Que ce soit par rapport à la lumière avec Bastien Lagier, à la musique avec Karim Htira, à la scénographie avec Mohamed Ouerghi et Bastien aussi, Hajer Chaouch, Feirouz Sendesni, Elyes Yahyaoui, Sourour Saidani, Boutheina Nabouli… On a exploré des choses qui étaient nouvelles pour nous mais qui nous permettent d’aller plus loin dans ce qui est une performance théâtrale aujourd’hui. Il y a toute une équipe et tout un travail qui se fait en parallèle au reste et, sans cela, ce que je ferais en tant que dramaturge serait peut être intéressant mais pas assez mis en valeur. Le théâtre est un tout, surtout dans cette performance, maintenue dans un lieu tel que «Dribet Dar Hussein», où il fallait recréer beaucoup de choses.


Le passage du vivant au digital était une «Métamorphose» et une transformation pour l’artiste.

«Métamorphose #2» est un échange aussi autour du théâtre. Peut-on dire qu’elle interroge votre existence en tant que metteure en scène de nos jours ?


(Rire) Je saurai peut-être répondre à cette question à la fin de «Dream City» ! J’interroge tout le temps mon rôle en tant que metteure en scène. Je voulais que cette interrogation s’intensifie quand je suis dans un rapport en duo avec ma mère, son expérience à elle, son talent. Ce questionnement est aussi un processus : on passe par des périodes de doute, de réflexions. On se demande souvent «Pourquoi on fait ce métier ? Quelle est notre place ou rôle au sein de cette société ?». Des questionnements toujours présents à chaque création, mais peut-être qu’ils prennent plus d’ampleur dans une œuvre comme celle-ci.


Dans vos précédents accomplissements, vous avez déjà interrogé le théâtre comme dans «On la refait !», ou «Klash!». Est-ce que dans «Métamorphose #2», cette interrogation s’inscrit toujours dans la continuité de votre travail ?


Cela s’inscrit ! Je suis d’accord. J’aime que le théâtre soit, à la fois, le sujet et l’outil parce rien n’est acquis dans le théâtre non plus. Ça rejoint cette idée de transformation des lieux et des conventions. A chaque fois, j’ai envie de parler du théâtre pour savoir où on en est et ce qu’on a envie d’en faire, nous en tant que nouvelle génération. «Comment on perçoit cet art ? Qu’est-ce qu’on garde et qu’est-ce qu’on a envie de renouveler ?». C’est un processus permanent et le théâtre est le meilleur outil pour s’interroger lui-même. C’est un art qui est infiniment riche et qui permet de faire beaucoup de choses.


Depuis mai 2022, «Flagranti», votre dernière pièce de théâtre en date, continue simultanément sa route et sa percée. Elle est également programmée dans le cadre de «Dream City»…


Je suis très contente de retrouver «Flagranti» aussi. (Rire) Une expérience totalement différente, et autre, à l’opposé de «Métamorphose #2». «Flagranti» est un projet, produit par «Mawjoudin We Exist» et coproduit par «L’Art rue». Il compte énormément pour moi et je pense qu’il fait son bout de chemin et pas sans difficultés. Il traite d’un tabou qui est encore très mal perçu de nos jours. Il est difficile d’en parler en Tunisie. Je considère qu’il est donc nécessaire d’en parler de nos jours, et quand le théâtre prend en charge ce genre de sujet, cela me permet de réfléchir différemment le sujet. C’est un spectacle qui raconte autre chose du pays, une autre facette et qui touche ici la majorité des gens qui viennent le voir. Vous pouvez venir le voir prochainement dans le cadre du festival « Jaou Tunis » (le 9 octobre 2022 à 19h00) à la salle le Rio, le seul espace qui nous a ouvert ses portes.

Essia Jaïbi, metteuse en scène et dramaturge : «J’aime que le théâtre soit le sujet et l’outil»
Anis Lassoued, réalisateur : «“Gadeha” est la greffe d’une société sur l’autre»
ENTRETIENS10 / 3 / 2022

Anis Lassoued, réalisateur : «“Gadeha” est la greffe d’une société sur l’autre»

«Gadeha-une seconde vie» d’Anis Lassoued peut être vu comme une fable, hymne à la vie et à ses aléas. Le premier long-métrage du réalisateur évoque la préadolescence de «Gadeha», ce jeune enfant à la destinée exceptionnelle. «Gadeha-une seconde vie» est un film doux-amer, sorti dans les salles le 28 septembre 2022. Anis Lassoued, son réalisateur, nous en parle davantage.


Vous avez, à votre actif, de nombreux courts-métrages et réalisations. «Gadeha-Une seconde vie», votre dernière réalisation, est actuellement dans les salles. Le thème de l’enfance a souvent fait partie de votre univers et ce premier long-métrage l’atteste…


Afin de réaliser ce film, on a pu avoir la subvention en 2017. Chema ben Chaâbène et moi, on a commencé à développer. Un développement qui nous a pris deux ans de travail pour trouver l’argent, les partenaires du film, les sponsors, les fonds, etc. L’idée de «Gadeha», je l’ai entamée avec Chema ben Chaabene: l’écriture de ce film a été menée à deux. L’écriture, cette étape de base, mène ensuite à la mise en scène : on commence à écrire ses personnages, à les connaître… La coécriture, pour moi, a toujours donné ses fruits. C’est ma manière de travailler : c’est aussi cela «Développer son écriture». L’écriture ce n‘est qu’une étape, parmi d’autres, de la préparation d’un film : l’écriture, c’est la réalisation, la mise en scène, le montage. Ce travail accompli sur «Gadeha» vient après le succès national et international de «Sabbat el Aid», mon court-métrage qui a sillonné de nombreux pays, 200 festivals de cinéma et manifestations, et a bénéficié d’une distribution en France, en Tunisie, en Chine et est passé même en Inde. J’ai tourné une série de documentaires, toujours centrés autour de l’enfance. Chronologiquement, ce film s’inscrit dans la continuité de mes réalisations. «Gadeha» a subi de plein fouet les aléas de la pandémie du Covid-19, ce qui a aussi ralenti sa sortie.


«Gadeha-Une seconde vie» se déroule à Hammamet. Un film puissant par son aspect citadin, contrairement à tes précédentes réalisations qui se passent dans des régions rurales….


En effet, je passe au fil de mes réalisations de la nature sauvage au village, puis à l’urbanisation et à la vie citadine. Dans «Gadeha», j’ai choisi la grande ville de Hammamet avec ses composantes : ses touristes, ses institutions, sa police … en optant pour deux dialectes tunisiens, je miroite deux classes sociales présentes et visibles dans le film. Le film tourne autour d’un noyau familial déchiqueté des suites du déménagement d’une famille pauvre, issue d’une région rurale et de son adaptation, pas du tout évidente, dans une ville côtière.


Peut-on dire que «Gadeha-Une seconde vie» traite d’une lutte des classes sociales ?


Ce même noyau familial fragilisé subit la fuite de la figure paternelle, raconte l’abandon d’une mère et de ses enfants… «Gadeha» est la greffe d’une société sur l’autre. C’est la métaphore du film que j’ai concrétisé avec l’histoire de la greffe du rein et qui a permis aux destins des deux familles, l’une pauvre et l’autre riche dans le film, de s’entrechoquer. Deux familles qui ont opté pour des arrangements moraux afin d’aboutir à un vivre-ensemble.

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Votre film traite de thématiques assez lourdes. Est-il pour tout public ou destiné davantage à un public jeunes/enfants ?


Je fais un film sur l’enfance et pour l’enfance. Je dépends de cette thématique. Le film est vécu à travers des yeux juvéniles. Ma cible, c’était les jeunes et les enfants de l’âge de «Gadeha». L’enfant qui vit toujours en décalage par rapport à l’adulte : tout ce qui paraît normal pour un adulte est vécu en catastrophe par l’enfant et l’adolescent. Notre vécu, en étant enfant, peut nous marquer à vie, changer notre perception de la ville et impacter notre relationnel. Certains comportements peuvent être fatals. «Gadeha» est une balade visuelle vécue à travers les yeux de cet enfant, héros du film, interprété par Yassine Tormsi. Questionnements, interrogations du petit n’ont cessé de surgir. On a opté, Chema ben Chaâbene et moi, pour une écriture qui n’est pas classique et qui consiste à regarder à travers les yeux de «Gadeha» : si le personnage ne sait pas, le public ne pourra rien savoir. C’est l’instantanéité du moment et du vécu qui est mise en valeur et qui fait la construction du film. On permet au spectateur de vivre cette expérience comme il a envie de la vivre : on se dégage de «Gadeha» ou on se laisse glisser dans la peau de «Gadeha». La caméra devient collée à l’enfant, jusqu’à la fin du film. On ne fait rien de la mère, de la sœur, du père évoqué… J’ai laissé à chacun la liberté de comprendre les personnages du film et la libre interprétation de comprendre les événements aussi. Le spectateur construit son histoire, le cheminement.


Pour le choix des acteurs, la plupart sont méconnus. Etait-ce voulu ?


Ce sont des enfants. Et c’est très difficile de trouver des enfants comédiens en Tunisie. J’ai pu les repérer des suites d’un casting sauvage : j’ai passé une année à chercher «Gadeha» et l’interprète de Oussema, des deux motards, de la petite fille… jusqu’à avoir trouvé Yassine Tormsi. J’ai fait des interviews filmées aux enfants retenus : il y a cette sensibilité que l’enfant dégage, sa présence, comment il parle de sa vie… Il faut en savoir plus sur l’enfant pendant le casting. J’ai contacté de nombreuses écoles pour trouver Ahmed Zakaria Chiboub, le 2e enfant acteur. «J’ai casté» une cinquantaine d’enfants pour dénicher les motards. Pareil pour la petite fille que j’ai vue par hasard, dans la rue avec son père. «Borkana» est interprétée par une dame que j’ai rencontrée à Bizerte «Dorsaf Ouertatani» qui n’a jamais joué auparavant. Elle a fait écho au rôle avec sa présence, son apparence et son fort caractère. Trois mois avant le tournage, on a fait un atelier de théâtre. Et avec l’aide de Fatma Felhi, on a «coaché» les enfants acteurs aussi et leurs doubles, parce qu’il faut toujours avoir un double sur des tournages pareils. Encore plus important, le dialecte et le langage prononcé par ces enfants : les dialogues ont émané et ont été extraits de la bouche des enfants au fil de l’écriture. C’est ainsi qu’on a construit cette fiction mélangée à la réalité.

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Le film nous a permis de revoir des acteurs connus comme Jamel Laroui ou Anissa Lotfi. Comment s’est fait le contact avec eux ?


En effet, j’ai pris contact avec Jamel Laroui qui n’a pas joué depuis plus de 14 ans. J’avais besoin de lui pour le rôle d’un bel homme, qui a de la présence, père d’un enfant, marié… Il a été très heureux d’incarner le rôle. Anissa Lotfi a un âge et crédible : son regard malicieux est unique. Elle épousait le rôle.


Le tir-à-l’arc est un sport qui a fait partie intégrante du film. Comment s’est déroulée cette initiation et quel est son sens ?


On a fait deux mois d’entraînement de tir-à-l’arc pour tous les enfants. C’était aussi une occasion de les divertir et de les «coacher» avec l’entraîneur de l’équipe nationale. Cela faisait partie des préparatifs du tournage. Autant de préparatifs qu’on devait accomplir en ayant la confiance des parents et avec leur assistance. Quand j’ai des enfants sur le tournage, j’organise un déjeuner, chez moi, à Nabeul, en présence de ma famille et des familles de mes enfants-acteurs : ça rassure ces derniers quand ils connaissent mes parents, ma famille à moi, mon environnement. Cela nous rapproche ! Huit semaines avec cinq enfants sur le tournage ont nécessité un très grand effort et un travail double. Il faut entretenir cette patience en groupe : celle de l’équipe technique, des enfants, des parents, de tout le monde sur le plateau. On ne peut être que reconnaissants du travail de toute l’équipe technique du film.


Le film allait s’appelait «L’arc», un objet central dans le film…


«L’arc» est la métaphore par excellence du film : cet instrument nous a inspirés. Le rôle des parents c’est de tirer les enfants le plus possible vers le futur. Les arcs sont cassés dans le film et les enfants tournent les arcs contre les parents. Un geste qui rime avec «Mauvaises décisions» et «mauvais choix des parents.». L’arc est lié à la cible et l’enfant évolue vers la fin. Une fin qui tend vers l’évolution. Je tiens à préciser que je ne condamne personne dans ce film et que la dignité de chacun et chacune des personnages est valorisée. C’est un film sur l’amour, le partage, la colère, l’amitié. On fera en sorte de le projeter aux adolescents, aux enfants, en présence des parents et du corps enseignants des institutions éducatives. Mon objectif est de le passer dans 100 collèges et que des adolescents collégiens puissent le voir au maximum.

Anis Lassoued, réalisateur : «“Gadeha” est la greffe d’une société sur l’autre»
Lamine Nahdi : «Tisser du comique, c’est un don !»
ENTRETIENS10 / 1 / 2022

Lamine Nahdi : «Tisser du comique, c’est un don !»

«Nmout Alik» est le dernier spectacle de Lamine Nahdi, adapté et mis en scène par Moncef Dhouib. Une comédie noire sur scène présentée face à un public large : à travers ce spectacle théâtral, le duo tourne en dérision une Tunisie profondément affectée par les difficultés socio-économiques et politiques post-révolutionnaires. Truffée d’humour noir, «Nmout Alik» entame actuellement une tournée hors Tunis.

«Nmout Alik», votre dernier spectacle en date, adapté et mis en scène par Moncef Dhouib, est en route pour Sfax, pour sa première représentation en dehors de Tunis…


En effet, nous entamons les représentations en dehors de la capitale. Après les premières représentations à Tunis, nous partons à la conquête du public ailleurs, dans des conditions sanitaires difficiles liées à la propagation du covid-19. Les spectateurs seront présents et tiennent à soutenir le spectacle. Par «public», je veux dire le grand public dans son sens le plus large dont la réaction a été formidable. Les spectateurs sont de tout âge. Même notre élite nationale, qui se fait discrète ces derniers temps, est venue voir le spectacle. Des noms célèbres ont répondu présents et cela ne peut que nous ravir. Des personnalités du théâtre qui donnent leurs avis, qui en discutent, qui échangent autour du travail, c’est important ! Cet intérêt fait réellement plaisir. Espérons que le spectacle pourra tourner convenablement en pleine 5e vague.


Comment se sont passées ces retrouvailles avec Moncef Dhouib ?


Moncef Dhouib et moi, nous nous connaissons très bien depuis les années 70. Il y a une très forte alchimie au travail entre nous. On se comprend, on est compatibles. C’est une relation qui ne date pas d’hier. On sait où on va. «Nmout Alik» nous a pris deux ans de travail, tout de même. Sa première était attendue à Carthage l’année dernière avant l’annulation de l’édition à cause de la pandémie. On l’a finalement présentée au Théâtre municipal. D’une durée d’1h40, le public voulait en voir quand même davantage. Le public l’a vue de bout en bout et en voulait même beaucoup plus.


«Nmout Alik» est une adaptation du «Le suicidé», une œuvre littéraire russe de Nikolai Erdman. Pourquoi ce choix précisément ?


Moncef Dhouib est plus apte à répondre à cette question. Son style d’écriture est très présent dans ce travail : les réactions, les opinions, les tournures… Depuis «El Makki we Zakkia», «El Karrita», on a travaillé même ensemble au cinéma et sur plusieurs autres projets. L’écriture de «Nmout Alik» m’a été proposée, il m’avait mis dans le bain, dans le contexte : le texte m’a séduit immédiatement par la construction des personnages, les rebondissements. Dans le théâtre, quand le travail est élaboré étroitement entre comédien et metteur en scène, le résultat final est sans doute impactant et de qualité. Moncef Dhouib a son empreinte et il est très ouvert à l’échange.


La Tunisie actuelle est une inépuisable source d’inspiration. Elle peut être source de comédie humaine, noire, et forcément drôle. Qu’en pensez-vous ?


Pas uniquement la Tunisie, mais le monde entier. L’art comique est parti avec les légendes d’antan. Le grand problème du théâtre de nos jours se trouve au niveau de l’écriture. L’écriture est la base, et pour réussir une bonne comédie, il faut une écriture de qualité. Notre théâtre tunisien regorge de talents, âgés, et appartenant à la nouvelle génération, hommes ou femmes talentueux. On ne manque de rien pour faire du bon théâtre : les techniciens, les anciens du secteur… mais l’écriture de qualité au théâtre manque à l’appel. Il faut un bon texte surtout pour aboutir à une bonne comédie. Ce n’est pas la matière qui manque. Il y a toujours beaucoup à traiter. Tisser du comique, c’est un don. Celui qui en fait doit être intégré dans sa société, dans son milieu, et doit être connaisseur, curieux. Un bon acteur est celui qui sait s’imposer et conquérir son public. Il faut s’imprégner, se cultiver : les sources de connaissances sont de nos jours inépuisables.


La comédie, selon vous, touche-t-elle plus que la tragédie ?


Absolument. Surtout l’humour noir, grinçant et la comédie noire. «Apprendre en jouant, en s’amusant, en plaisantant», c’est nécessaire. Passer du comique au tragique est tout aussi important, et il faut savoir bien le faire.


«Nmout Alik» est donc une comédie noire ?


Clairement. Même très noire. Les spectateurs étaient tiraillés entre le comique et le tragique, ils étaient sur leurs gardes, au début, et étaient à la recherche de rebondissements. Je pense qu’ils ont été servis. Leur retour était extraordinaire. Il s’agit, en plus, d’un public averti. L’accueil était à la hauteur. Une tournée nationale et internationale promet de se poursuivre jusqu’à fin avril. Canada, Paris, Belgique et festivals nationaux et internationaux sont au programme.

Lamine Nahdi : «Tisser du comique, c’est un don !»
Dora Dalila Cheffi, artiste peintre et visuelle  : «Je me suis réconciliée avec mes deux identités»
ENTRETIENS6 / 22 / 2022

Dora Dalila Cheffi, artiste peintre et visuelle : «Je me suis réconciliée avec mes deux identités»

« Prestige », accessible au B7L9 jusqu’au 17 juillet 2022 est une exposition vécue comme une déambulation dans les us et coutumes festifs des mariages tunisiens. Créer en fusionnant humour, couleurs, savoir et fantaisie, Dora Dalila Cheffi parvient à retenir l’attention de son public. L’artiste se confie sur ce qu’elle considère comme son « mariage » attendu.


«Prestige» est votre toute première exposition d’envergure maintenue au B7L9 à Bhar Lazreg. Une exposition qui vous tient particulièrement à cœur…


J’ai fait deux expositions solo auparavant, mais c’était des projets indépendants, minimes. Une autre exposition collective à Paris a eu lieu, sous la pandémie. Je suis également passée par la galerie Selma Feriani, une galerie danoise, et même à « Gabès Cinéma Fen », dans sa 4e édition récemment, dans la section K.OFF. Je suis impatiente de mener à bout cette exposition, ce travail. Je suis curieuse de montrer mon travail en Tunisie pendant toute cette période, mais également de le présenter en Finlande. Après l’université, je suis rentrée en Tunisie. Je me demandais comment être visible en Finlande, en étant ici. Mes deux identités devaient être visibles dans mon travail. C’est important pour moi. Je reste très curieuse à l’idée de voir comment va être reçu mon travail en Finlande éventuellement.


«Prestige» est une exposition tournée essentiellement vers la thématique du mariage. D’où viennent cette fascination et cet intérêt ?


Quand j’étais plus jeune, je venais chaque été à Sfax chez la famille de mon père et à chaque fois, j’assistais à un mariage. En Finlande, c’est un tout autre rythme de vie. J’étais fascinée par l’ambiance, l’atmosphère, les us et coutumes. L’aspect carnavalesque et kitch m’impressionnait. Les mariages et celles et ceux qui prennent part à cette fête sont mis sur leur trente et un à leur manière. Ils se ressemblent, sont habillés presque de la même manière, ont presque la même attitude. Leur frénésie identique m’attirait. Esthétiquement et à mes yeux, c’était attrayant.


Mais votre rapport au mariage tunisien n’est pas juste esthétique…


Evidemment. Il y a certes l’aspect esthétique, mais aussi le social. Il y a des degrés. Personnellement, j’ai commencé à découvrir cet univers quand je suis arrivée ici. A chaque fois, ce sont des questions qui se posaient, des tableaux qui s’ancraient dans ma tête. Des mots qui me sont lancés : «Quand est-ce que tu vas te marier ?» Et tout le jargon et les souhaits qui vont avec le mariage typique tunisien, son déroulement. J’ai donc décidé d’offrir à mes proches un mariage : cette exposition, ce vernissage.


L’exposition «Prestige» est vécue comme une immersion, un éventail de rencontres, illustrés avec de la céramique, de la sculpture, de la peinture et de l’art visuel…


J’ai effectué une performance avec «Rafram» pendant le vernissage. On m’a donné carte blanche au B7L9. Les tableaux qu’on voit dans l’exposition sont le fruit de repérages, de moments, de souvenirs, d’une longue période d’observation, de réflexion, avec un clin d’œil à la culture juive et qui rappelle «Rafram». Rafram est un artiste. Il performe et il est passionné de cuisine. Il est chef culinaire spécialiste et, depuis son retour en Tunisie, il se focalise sur cette spécialité. Je l’ai approché : il m’a parlé des traditions juives en Tunisie et je l’ai fait participer à ce travail.


Le clin d’œil à la mixité des cultures est-il prémédité ?


Je suis mixte. J’ai deux cultures : la tunisienne et la finlandaise. Quand j’ai pris conscience des traditions en Tunisie et des habitudes typiques dans notre pays, je me suis rendue compte que les gens ne faisaient que s’imiter. Il ne s’agit pas d’esprit religieux forcément. L’habit traditionnel ici n’est pas forcément islamique. C’est le résultat de plusieurs millénaires de mixités culturelles venues du monde entier et qui ont nourri notre pays. La Tunisie était un carrefour civilisationnel et nous l’avons hérité au fil des siècles dans nos traditions. Ma mixité deviendra normale après des années et des siècles. Je me suis réconciliée avec mes deux identités. Mon mariage, c’est mon exposition.


Les œuvres-vidéo interpellent…


La première est faite sur le toit de la station d’art avec Amenallah Atrous. Tout est personnel et émane de mon entourage, de mes proches. Tout ce qu’on voit dans «Prestige», y compris le culinaire, le show, la danse qui mixe féminité et masculinité, est tiré de mon vécu. J’évoque ma perspective. Ma perception des choses. La joie que je vois, l’ambiance, le traditionnel, le conservatisme, le mariage libre : Tout m’inspire. J’avais des idées reçues avant de plonger autant dans ce savoir relatif au mariage tunisien. C’est un univers présenté ici avec une touche de sarcasme et de sérieux ! Vous êtes invités à mon mariage qui s’étend jusqu’au 17 juillet 2022 au B7L9.

Dora Dalila Cheffi, artiste peintre et visuelle : «Je me suis réconciliée avec mes deux identités»
L’acteur Aziz Jebali : «Transmettre toute cette folie au public est important»
ENTRETIENS5 / 9 / 2022

L’acteur Aziz Jebali : «Transmettre toute cette folie au public est important»

Aziz Jebali est Talel dans «Baraa» de Sami Fehri, «Borghol» pour la 2e année consécutive dans «Ken Yamakanech» de Abdelhamid Bouchnak et continue de cartonner dans «Terre 2.0» sur scène. L’artiste revient sur son actualité récente prolifique au cinéma, à la télévision et au théâtre. Rencontre.


Crédit Photos : Beyram ben M'Rad


«Terre 2.0» a été présentée quelques années et a revu le jour dans sa nouvelle formule pendant Ramadan. Quelle est sa genèse ?


C’est un projet qui a été conçu à «El Teatro» dans le cadre d’un mini-festival qui se tenait à l’époque, dédié aux «avant-premières». Environ trois représentations ont été faites, suivies de quelques cycles à une époque où je n’avais pas encore de public, que je ne faisais que du théâtre, sans micro, dans de petites salles… Je m’étais dit qu’il faut la retravailler et la ressortir, juste avant le début de la pandémie qui a évidemment beaucoup retardé le travail. Il s’agit d’une modification de la pièce effectuée parallèlement à mon évolution personnelle en tant qu’artiste. Dans «Terre 2.0», j’ai fini par ajouter de nouveaux personnages, de nouveaux effets, comme les projections, en réécrivant quelques parties, y compris la fin… Le spectacle a, en effet, beaucoup changé depuis sa création jusqu’à maintenant.


Peut-on dire que c’était le moment pour vous de vous lancer dans le «One Man Show» ?


«Terre 2.0» reste un monodrame. J’avais deux choix : opter pour le renouveau total en étant satisfait, ou le présenter à un large public qui ne le connaît pas et d’éviter ainsi de le laisser aux oubliettes. J’ai préféré davantage le développer pour que le public le découvre et éviter de passer à un autre projet. «Terre 2.0» est atemporel, universel qui n’a rien à voir avec l’actualité. Un spectacle que je pourrais faire en plusieurs versions et le présenter partout. Le présenter en supprimant, ou en ajoutant de nouveaux personnages et d’autres axes.

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Mais le spectacle reste fondamentalement tunisien…


Il est 100% tunisien en se basant sur la composition des personnages. On y évoque même «une tunisification» en cours. Les personnages sont représentatifs des Tunisiens. J’aimerais créer une parité entre ces mêmes personnages et à travers laquelle des transformations se feront. Mais c’est clair que, pour le moment, tout reste fondamentalement tunisien. Les personnages sont issus de mon enfance, ils sont inspirants. J’ai commencé par deux personnages en plein casting et ils se sont depuis multipliés.


L’affiche du spectacle est très parlante…


Elle a été conçue par Farah Henchir, une amie graphiste qui vit au Portugal. Il s’agit d’une nouvelle affiche et elle est, en effet, parlante. Farah, en se basant sur le synopsis, a fait le nécessaire. J’en suis satisfait.


De la scène à la télé. Cette année, on vous a découvert dans le rôle de Talel avec «Baraa» de Sami Fehri et vous avez rempilé pour la 2e saison de «Ken ya Makanech» de Abdelhamid Bouchnak…


Pour «Baraa», je devais jouer un autre rôle que Talel. Je devais faire Karim, le rôle interprété par Amine Ben Salah. Le premier jour du tournage, on m’a proposé celui de Talel. Je ne tenais pas à ce que les deux tournages se chevauchent. Heureusement que ça n’a pas été le cas, d’autant plus que les deux personnages sont totalement différents. Le rôle de Talel paraît ne pas avoir une marge de jeu importante mais l’interpréter était tout de même difficile : Talel est passif, il exécute, il ne parle pas beaucoup, il ne passe pas à l’action, il n’est pas attachant, il est intrigant, il est présent tout en étant distant… Et il reste quand même expressif physiquement et très présent. Il est antipathique. C’était nouveau pour moi d’incarner un personnage pareil. Entre «Borghol» et Talel, il y a un monde. Je ne suis pas comédien et je ne veux pas qu’on me classe : je suis preneur, je varie les rôles et je me dois d’interpréter tous types de personnages. Ce n’est pas le rôle de Talel qui a fait parler, c’est plus le sujet et je l’avais vu venir d’avance. Les dommages causés par Ouanes sont bien plus voyants. Les réactions du public, pour moi, étaient excellentes. C’est satisfaisant. Et je suis encore plus satisfait du travail collectif élaboré.


Selon la note finale de «Baraa», il y a de fortes probabilités qu’une suite puisse avoir lieu l’année prochaine et que le personnage de Talel évolue…


Une suite n’est toujours pas confirmée pour l’instant, mais l’idée que le personnage évolue est présente. On veut bien, pourquoi pas ? Le succès était au rendez-vous. Pareil pour «Ken ya Makanech». Nouveau souffle, nouvelle étape.


En quoi cette saison était-elle différente de la 1ère ?


On a travaillé avec beaucoup plus d’assurance. On était plus relax, moins de stress. L’année dernière, il y a eu beaucoup de pression : on se posait des questions, et on se demandait si on devait aller jusqu’au bout, se lâcher, ce qu’allaient être les retours. On savait où on allait cette année, il y a beaucoup plus de rires, d’humour. L’épisode des pharaons était remarquable. Qu’on puisse transmettre toute cette folie au public est important. Le scénario était plus maîtrisé. Il n’empêche que certains préfèrent la première saison. Vivement la prochaine folie…


Comment décrivez-vous votre rapport au théâtre, au cinéma et à la télévision ?


Ils sont complémentaires, mais le théâtre me nourrit et me permet de me donner davantage dans le cinéma et la télévision. C’est la base. Quand on endosse 8 ou 9 personnages sur scène, ça peut prendre des années. Un temps plus important sur scène est nécessaire pour une meilleure maîtrise. Le théâtre reste le moteur. C’est clair. Se trouver dans du cinéma commercial est bien aussi : travailler tout et rester preneur. Le cinéma du genre ou d’auteur est bien également. Pour la télévision, j’aimerais davantage jouer en dehors de Ramadan. C’est intense de se retrouver dans cette spirale pendant quelque temps et étrange à la fois d’être à l’arrêt jusqu’au prochain Ramadan. Il faut que cela change. Entre les acteurs connus et la nouvelle génération, le niveau était globalement élevé à la télévision.


L’émergence des plateformes de streaming peut-elle changer la donne, selon vous ?


Oui. Si les sponsors suivent l’évolution et commencent à travailler avec ces mêmes plateformes et à produire leurs propres films et séries et à en faire des productions originales. Le travail doit, en effet, se faire à la longue. Le visionnage ne se fait pas gratuitement aussi : on paye pour des plateformes à l’étranger, pourquoi ne le ferons-nous pas en Tunisie? Beaucoup de travail reste à faire.

L’acteur Aziz Jebali : «Transmettre toute cette folie au public est important»
Lassaad Oueslati, réalisateur de «Harga 2» : «On nous a sous-estimés au départ…»
ENTRETIENS4 / 18 / 2022

Lassaad Oueslati, réalisateur de «Harga 2» : «On nous a sous-estimés au départ…»

«Harga 2» s’inscrit en partie dans la continuité de ce qui a été montré l’année dernière, mais cette suite rime surtout avec «changements » et «bouleversements». Dans cet entretien, Lassâad Oueslati met en lumière les dessous de ce deuxième succès consécutif sur le petit écran.


La 2e saison de «Harga» est-elle une continuité ou un changement ?

C’est à 100% un changement. Je pense que c’est un challenge avant tout, celui de faire oublier la 1ère saison et d’entamer de nouvelles histoires, de nouveaux cycles.


«L’autre rive», l’intitulé de cette 2e partie fait donc référence à un changement qui va de pair avec l’émergence de nouveaux axes et le développement d’autres. Pouvez-vous nous les rappeler ?

«Harga 2» a été pensé depuis le début ou depuis l’achèvement de la première partie. «L’autre rive» devait être raconté afin de mettre en lumière l’après-«Harga», l’après-traversée de la mer et l’arrivée en Italie. L’avenir des survivants, et des échappés du «Centro». Leur vécu et leur réalité en tant que voyageurs clandestins, et les suites de divers parcours.


Quelles étaient les conditions du tournage ? Y a-t-il eu d’autres challenges et d’autres difficultés à contourner pendant la 2e saison ?

Pendant la 1re saison, il y a eu interruption de tournage à un moment, et sa reprise était bénéfique finalement. On a eu l’autorisation d’entamer le tournage de la 2e saison à 4 mois de Ramadan. La difficulté était donc d’ampleur. Le projet de la 2e partie était beaucoup plus difficile à concrétiser : rien qu’en déplaçant toute une équipe à Palerme, les problèmes de paperasses en particulier avec l’Italie, la logistique qui va avec, la gestion de l’argent, les coûts élevés… D’autant plus que j’ai insisté pour qu’on filme en Italie parce que quelques décors n’allaient pas en Tunisie. Et pour donner de l’impact à la série et de la véracité, il fallait tourner en Italie. L’écriture était autre aussi, totalement différente de la première saison.


Les prisons, le tribunal, la décharge, les rues… Autant de décors qui existent dans les deux rives de la Méditerranée, en Italie et en Tunisie. Comment s’est fait le choix de ces lieux particuliers ?

Les décors dans l’autre rive, en Italie étaient clairs et pensés d’emblée. L’extérieur et les espaces sont étroitement liés aux vécus des personnages. Ceux de la première saison ont eu leurs espaces respectifs. Pareil pour la 2e saison, qui raconte des personnages présents dans des espaces ouverts. En Tunisie, le personnage de «Naama» est central. J’ai été inspiré par le sujet des «Barbécha» et il fallait l’intégrer dans l’histoire en situant «Naama» dans la décharge de «Borj Chekir». L’urgence de raconter la vie dans le «Msabb», cet endroit si particulier, si dur, s’est directement posée. Il fallait également raconter la prison, qui accueillait de nombreux migrants et voyageurs clandestins retenus dans des conditions atroces. Dans quelques fermes en Italie, des horreurs s’y passent. Il fallait aussi reconstituer la vie dans une ferme, lieu où sont détenues de jeunes femmes clandestines et pas que des femmes : des enfants, des jeunes migrants et des gens de tout bord …


Comment s’est passé le tournage dans cette immense décharge, celle de «Borj Chekir» ?

C’est important de remercier le ministère de l’Environnement, qui nous a donné son accord afin d’effectuer le tournage sur place. Un lieu fermé et gardé, y compris par ses «Barbécha», ses employés. Des gens discrets, qui travaillent dans cette décharge, mais qui restent méfiants. L’odeur était asphyxiante à notre arrivée. On aurait pu le reconstituer ailleurs, pour le bien de l’équipe. Tout ce qu’on a pu voir était vrai et je tenais à filmer ces conditions sans artifices. On s’y est adapté pendant presque une semaine malgré les conditions très dures. Des conditions qui ont fini par nous atteindre : on ne pouvait filmer et faire le nécessaire, sans filmer toutes ces personnes, instruites, d’un certain niveau, qui fouillent tout au long de la journée dans ce «Msabb». Des personnes discrètes, souriantes, de bonne humeur souvent, mais pudiques. Elles vivent en collectivité et en symbiose ensemble. C’est un exemple du vivre-ensemble et de solidarité.


Le tournage en Italie a-t-il été à la portée ?

Un tournage préparé d’avance. Avec des repérages déjà faits, et le soutien de Hedi Krysène. Ce que je retiens c’est la solidarité des Italiens et des Tunisiens résidents là-bas et qui connaissaient déjà la série. Je salue aussi la solidarité et le soutien de l’ambassadeur de Tunisie en Italie, Moez Sinaoui. L’obtention du visa était impossible sans le soutien de la télévision tunisienne et l’intervention de l’ambassade et de Faouzi Mrabet. Malek Ben Saâd, le personnage principal des événements écrits à Palerme a eu beaucoup de mal à avoir le visa. S’il ne partait pas, c’était problématique. On a retardé d’une semaine le départ, et au final, il l’a eu à la dernière minute. C’était serré. Pendant le tournage et grâce à l’équipe soudée, on a pu filmer dans des endroits exceptionnels, comme en prison ou dans des lieux en plein air avec le drone. On nous a sous-estimés au départ, et on a dû montrer aux Italiens un sens du professionnalisme exemplaire et un niveau de travail respectable. C’est le plus important.


Il y a une phrase qui a été dite pendant la série « Les Tunisiens ont mauvaise réputation en Italie ». Est-ce que c’est vrai?

Pas que les Tunisiens et pas tout le monde. C’est un regard forcément rabaissant lancé à l’encontre des voyageurs clandestins. Leur nombre a beaucoup augmenté ces dernières années. Leur présence est devenue encombrante pour les autorités italiennes. «Harga» valorise l’image du voyageur tunisien et africain. L’intrigue autour du parcours de «Fares», incarné par Malek Ben Saâd est révélatrice : lui avoir tendu un piège et l’avoir taxé de terroriste est une manière, parmi d’autres, d’enlaidir la situation des migrants. Beaucoup profitent des voyageurs clandestins : ces derniers subissent énormément d’injustices. Les sans-papiers souffrent, encaissent et subissent faute d’alternatives.


Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture nouvelle qui caractérise cette 2e saison ?

Il fallait modifier l’écriture dans un élan de changement : avec Imed Eddine Hakim, on inventait des intrigues, qu’on montrait directement au départ, et qu’on racontait après, à l’envers, plus longuement sur de nombreux épisodes. Une manière d’expliquer aux spectateurs comment tel ou tel personnage a pu se retrouver dans une situation délicate et complexe comme celle que vit «Naama» dans l’interrogatoire. Une manière de retenir l’attention du spectateur. Le parallèle caractérise aussi l’écriture de la 2e saison : Il y a le parcours de «Kayla» en Tunisie et celui de «Fares» en Italie. Les deux évoluent en même temps, les deux subissent rejets et difficultés insurmontables dans les deux pays et dans les deux cas, il y a beaucoup de similitudes. On a raconté les parcours de «Lamine» et «Naama», dans les deux rives. Toute la série repose sur des croisements inattendus entre personnages venus de toutes parts, et plus on avance dans le temps plus les croisements se font.

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La 2e saison a connu un changement important au niveau des personnages, et elle a connu de nouvelles recrues…

Quand on a ouvert de nouveaux axes, les décors de «Naama», ont par exemple changé et on a fait appel à des personnages nouveaux, comme celui de «Zina», interprété par Mouna Nourredine. «Lamine», pour Ahmed Hafiane, «Chadia» pour Nadia Boussetta, «Saber» pour Hedi Krysène. Sans oublier Fathi Akkari, Oumayma Maherzi, Amina Bdiri… Une pléiade de personnages qui ont été écrits afin d’évoquer de nouvelles problématiques liées à la migration clandestine, comme les travailleurs du sexe, le mariage de la Tunisienne avec un étranger. Il ne faut pas oublier que beaucoup de migrants traversent la mer, galèrent pour gagner leur vie, et ces mêmes migrants font nourrir leurs familles en Tunisie. Ils parviennent à le faire à distance en envoyant de l’argent au bled : ces derniers ne construisent rien pour eux-mêmes et vivent uniquement pour nourrir leurs familles à distance. C’est comme s’ils se sacrifiaient.


Tes personnages sont diversifiés et très inclusifs…

Comme les personnages à déficience mentale, souffrant de bégaiement ou de maladies auto-immunes. Il faut couper avec la 1ère saison et toutes ces vies filmées se croisent dans un seul aspect : celui de la souffrance liée à cette volonté de partir. Tout est subtilement traité dans le but de mettre en lumière ces existences et ces profils et de les voir autrement, avec un regard autre, si on les croise dans la vraie vie. Koussai Allegui, a été repéré par Rahma Jalel, la responsable du casting. Je l’ai apprécié et choisi bien avant de le voir. J’ai cru en lui. Lui et Malek Ben Saâd sont des jeunes très prometteurs, disciplinés, doués. Les avoir dirigés était exceptionnel. Le handicap du bégaiement chez Koussai a été puisé en s’inspirant de son frère dans la vraie vie. Un très bon avenir attend ces jeunes talents. Malek Ben Saâd a des réflexes et un savoir-faire que de grands acteurs n’ont pas. Une carrière florissante à l’étranger l’attend à mes côtés. (rire)


Des comédiens et grands artistes de théâtre, comme Fathi Akkari, Riadh Hamdi, Mhadheb Rmili participent-ils à l’élaboration du scénario ?

Non. La puissance des dialogues, on la doit à Imed Eddine Hakim, le scénariste. Mais avec des noms aussi connus, il y a des discussions, des échanges autour du texte, de certaines techniques. Pour Riadh Hamdi, le travail s’est fait davantage au niveau de l’accent. Je donne une marge à la modification des dialogues à temps et j’évite l’improvisation. Il y a une touche de Mhadheb Remili dans son monologue au tribunal aussi. Akkari a ajouté du sien. Il y a une toute légère intervention de la part des acteurs dans les dialogues, mais qui reste subtile et minime.

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Les Arjoun, Nour et Selim tiennent les ficelles de la musique de cette 2e partie. Pourquoi ce choix ?

Selim, je le suivais depuis longtemps. Le changement devait se faire au niveau de la musique aussi. Pour cette 2e saison, j’ai pensé à lui. C’était évident. Quand j’ai écouté son répertoire, il correspondait à la saison. Il est dynamique, très productif. Il avait déjà «Trab», la chanson du générique, sortie bien avant «Harga 2». Sa musique a donné une portée autre à la saison. C’était une découverte. Je suis reconnaissant. Le Soundtrack de «Harga 2» est disponible sur I-Tunes.


Par quoi se caractérise «votre travail en équipe» ?

Notre équipe a entamé un travail sur de bonnes bases en manipulant un «Mood Board», par exemple, qui est un montage de différents éléments graphiques qui compile toutes les sources d’inspiration d’une personne, qui peaufine les idées créatrices et les éclairent : palette de couleurs et inspirations liées aux personnages, aux lieux, aux costumes… tout passe au crible par moi-même, en équipe et dans le détail près. Tout se fait à l’avance. Je salue au passage Rabii Masseoudi, Randa Khedher, Ahmed Ben Kridis, Nahla Smati, etc : nous nous connaissons assez, fort heureusement, pour savoir comment travailler en collectivité et ce que nous voulons transmettre et réaliser. Je suis reconnaissant au producteur Ridha Slama pour son implication, et sans qui, ce tournage n’aurait pu se passer dans de telles conditions.


Avez-vous des anecdotes drôles à nous raconter ?

On nous a retenus en Italie. On ne pouvait pas rentrer avant les transferts de sommes d’argent. Et on a dû improviser sur des lieux publics pour filmer, toujours à Palerme. On se présentait comme étant des étudiants désireux de réaliser un film de fin d’études et on nous croyait. Dans la décharge, le défi c’était de ne pas filmer les gens qui travaillaient là-bas et qui étaient très nombreux.


«Harga 2» en chiffres ?

140 comédiens, plus de 25 personnages principaux, 78 jours de tournage, 70 lieux : décors et sous-décors. Deux pays. Sans compter le désert, la mer, le Sud, la capitale, les régions côtières. Plus de 80 personnes dans l’équipe technique. On a dû s’adapter à une coupure de tournage liée à une infection à la Covid et à une fatigue extrême.


Vos projets à venir ?

J’entame un tournage conséquent à l’étranger sur une très bonne période. Les années prochaines, je compte travailler davantage sous d’autres cieux. Une occasion de prendre de la distance par rapport à la production ramadanesque de feuilletons en Tunisie.


Que pensez-vous de l’émergence des plateformes de visionnage en ligne ?

A encourager. Evidemment. Le piratage doit être banni. Et on aimerait voir des plateformes qui produisent leurs créations et qui ne fonctionneront pas uniquement comme étant une vitrine ou un support. Les plateformes sont une alternative à un changement dans le paysage audiovisuel et qui doit se faire à la racine.



Lassaad Oueslati, réalisateur de «Harga 2» : «On nous a sous-estimés au départ…»
«Ahmed Berhouma», acteur : «Un jeu sincère est essentiel !»
ENTRETIENS4 / 8 / 2022

«Ahmed Berhouma», acteur : «Un jeu sincère est essentiel !»

Aperçu enfant, dans des courts-métrages de Lotfi Achour et de Moufida Fedhila, élève studieux et passionné du ballon rond, Ahmed Berhouma, 16 ans, voue une passion inégalée pour le théâtre et pour le cinéma. A l’affiche actuellement de « Ghodwa », le premier film réalisé par Dhafer el Abidine, le jeune acteur fait ses preuves dans un rôle tout aussi important que celui du père tourmenté et fragile, incarné aussi par Dhafer. Rencontre avec un jeune talent.


Le grand public vous a connu depuis un mois dans le premier long-métrage « Ghodwa » de Dhafer El Abidine, lui-même acteur. Vous incarnez son fils à l’écran. Vous êtes tous les deux en tête d’affiche et vous formez un tandem solide père / fils, résistant face aux épreuves. Mais qui est Ahmed Berhouma ?


J’ai 16 ans, élève dans un lycée, en 2e année, grand passionné de Théâtre depuis tout petit et amoureux du 7e art. A 8 ans, j’ai fait mes premiers pas dans le film court « Père » de Lotfi Achour, ensuite dans « Aya » de Moufida Fedhila, à 10 ans. J’ai entamé une formation en théâtre avec Mme Fatma Felhi à El Teatro, depuis l’âge de 12 ans. La passion a commencé à s’entretenir concrètement depuis. J’ai fait quelques publicités aussi et je suis chanceux d’avoir été retenu pour jouer dans « Ghodwa » avec et aux côtés de Dhafer El Abidine. Les retours sont excellents. Le film passe actuellement un peu partout : Il a été présenté au Cairo International film Festival, au Red Sea, en France, et en Tunisie. Les encouragements me stimulent et me font plaisir ! « Ghodwa » cartonne, mon personnage a plu et c’est l’essentiel.


Comment avez-vous été repéré ?


Le directeur du casting, Houssem Slouli, m’avait connu sur le tournage de « Aya » auparavant et m’a appelé pour le casting de « Ghodwa » sans me dire que le réalisateur était Dhafer El Abidine. Je l’avais découvert sur place pendant le casting. On s’est vu à plusieurs reprises : il y a eu de la concurrence pendant le casting. L’esprit de compétition régnait. Maintenant, ce qui m’importe, c’est d’avoir bien joué le rôle. Le tournage a eu lieu pendant un mois à Lafayette-Tunis, sans compter la période des répétitions. C’est là aussi où j’ai connu ma camarade de classe à l’écran, avec qui j’ai répété et tourné.


Cela vous a-t-il intimidé ou fait peur de jouer aux côtés de Dhafer El Abidine ?


Beaucoup ! Évidemment. Le challenge était énorme, de taille. C’est ma première fois dans un long : tout ce que j’avais fait auparavant, c’était des courts. J’ai su aussi au fur et à mesure que Dhafer allait jouer (rire). L’engagement s’était amplifié.


En quoi votre expérience dans « Ghodwa » était–t-elle différente de ce que vous avez déjà accompli ?


Tout ! Rôle principal, relation père/fils tumultueuse, premier long… Dans ce film, c’est l’enfant qui prend soin de son père. La relation est loin d’être clémente, ou calme : ce sont des hauts et des bas avec des scènes plus intenses que d’autres, et dans lesquelles l’émotionnel primait. Le jeu sincère et juste est essentiel. Ne surtout pas être dans la sophistication. Un savoir qui n’est pas aisé et facile à maîtriser. Pour rappel, le film passe actuellement dans les salles et le public pourra le voir pendant le Ramadan.


Avec les médias et face au public, n’avez-vous pas eu peur, en tant qu’acteur jeune en tête d’affiche, de vous faire éclipser par la présence de Dhafer El Abidine ?


Quand on me retient pour jouer à côté d’une star mondiale comme Dhafer El Abidine, je ne peux pas m’attendre à être beaucoup plus visible que je ne l’ai été depuis la sortie du film : je viens de débuter dans le domaine. On ne me connaît pas assez. L’important, pour moi, était qu’on apprécie mon rôle, mon personnage, mon jeu. Le public a tout juste commencé à me reconnaître. Son accueil était extraordinaire, surtout en Egypte et en Arabie saoudite. En Tunisie, les avis étaient plus critiques et l’accueil était plaisant dans les régions. On m’a beaucoup soutenu pendant le tournage : bien encadré. J’ai été bien chaperonné en particulier par Najla Ben Abdallah que je remercie beaucoup, sans oublier Bahri Rahali, les autres acteurs, ainsi que toute l’équipe.


Pour vous, entre faire du cinéma et du théâtre, y a-t-il une différence ?


Dans le théâtre, on est entièrement face au public. Il y a une maîtrise de soi plus importante à acquérir et il faut être davantage présent. Dans le cinéma, on est vu sur grand écran, après des journées de répétitions, d’essais ratés ou réussis… C’est plus à la portée. Je tiens à remercier Mme Fatma Felhi pour tout ce qu’elle fait pour nous dans ses cours de théâtre. Je ne reste pas fermé à la télévision. C’est même très tentant. J’ai eu une proposition de film en Egypte. Ce domaine est prenant, mais la priorité est aux études.


Quelles sont vos références parmi les acteurs mondiaux et tunisiens ?


Dans le cinéma mondial, Leonardo Dicaprio et Brad Pitt. En Tunisie, c’est Fethi Haddaoui et Kamel Touati.

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Lina Soualem, réalisatrice : «J’ai imbriqué l’intime et le collectif»
ENTRETIENS2 / 14 / 2022

Lina Soualem, réalisatrice : «J’ai imbriqué l’intime et le collectif»

«Leur Algérie» est un film documentaire, à la fois intimiste et collectif. Lina Soualem, sa réalisatrice, y raconte l’histoire d’un déracinement en puisant dans celle de ses grands-parents. Edifiant et émouvant, le film se situe dans le temps et est actuellement dans les salles en Tunisie après une sortie en France, en Algérie, et prochainement en Belgique. Entretien.


«Leur Algérie» est le titre révélateur de votre film. A qui s’adresse-il ?


Je n’ai pas vraiment pensé «à qui s’adresser». Puisque c’est une histoire invisibilisée, je pensais au contexte dans lequel je vivais, c’est-à-dire en France. J’ai pris en compte le fait que ce n’est pas juste une histoire intime mais qu’elle soit surtout collective. Ce n’est pas que l’histoire singulière des Algériens, c’est aussi celle des déracinés, des exilés. Je sentais que le film pouvait toucher au-delà du contexte franco-algérien. Le film avait une portée plus large, bien en dehors de ce contexte.


A quel moment avez-vous pris la décision de faire de cette histoire un film ?


Au moment où j’ai appris que mes grands-parents se séparaient. J’avais envie de filmer ma grand-mère, simplement, sans être dans l’urgence d’en faire un film ou de raconter. Au moment de la séparation, j’ai pris conscience du silence qui existait autour de sa vie partagée avec mon grand-père et j’avais cette crainte de les perdre tous les deux sans qu’ils puissent me transmettre leur mémoire.

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C’est à la fois une histoire familiale, qui raconte celle de deux pays et d’une époque. Est-ce que ce film a émané d’un besoin personnel de raconter l’histoire de vos grands-parents et aviez-vous d’emblée conscience de sa portée universelle ?


Cette portée, je la voyais dès le départ. Même si je passais par l’histoire singulière de mes grands-parents qui se séparent après 72 ans de mariage, on se dit que c’est rare et original. Mais, en même temps, leur parcours racontait celui de nombreux immigrés algériens, nord-africains et de déracinés. Pour moi c’était important de transmettre leur histoire puisqu’ils font partie de cette génération qui ne sait pas raconter, à qui on n’a pas tendu le micro, qu’on voit quotidiennement mais qu’on n’écoute pas et qu’on stigmatise. J’ai donc imbriqué l’intime et le collectif, l’intime et le politique. J’ai été consciente du fait qu’il y a de nombreuses personnes de ma génération qui travaillaient sur ce sujet-là, des écrivaines, réalisatrices et autres que je côtoyais… Je sentais que ce n’était pas que mon histoire et je tenais à ajouter un côté individuel pour enrichir ce collectif qui se construit différemment.


Comment vos grands-parents ont réagi quand vous leur avez proposé l’idée de réaliser un film ?


Je ne leur ai rien proposé. (rires) Tout s’est passé d’une manière très naturelle, spontanée. Ma grand-mère me disait que tant que je passais du temps avec elle, il n’y avait pas de soucis à ce que je la filme. Mon grand-père n’était pas du tout dans le rejet de la caméra. Il ne faisait pas réellement attention. Petit à petit, à force d’insister et de lui expliquer, il m’écoutait mais ne répondait pas. Par moments, il évoquait des souvenirs, des anecdotes, des bribes d’histoires. Il fallait être dans son rythme et prendre le temps de l’observer, de l’écouter, de lui laisser le temps pour que la mémoire se réactive.


Comment avez-vous puisé dans vos sources ? Vos archives étaient-elles à la portée ?


Pour les images d’archives des années 90, c’est mon père qui les avait. Toutes les photos que j’ai, c’était des prises ou des photos d’identité que mes grands-parents avaient gardées. Mon grand-père faisait inconsciemment un travail d’archivage et mon père conservait ses traces de mémoire. Ce que j’ai dû chercher, ce sont les traces d’archives historiques que j’ai trouvées en France. Comme c’était les militaires qui filmaient à l’époque, les images étaient récupérées par «Gaumont actualité» ou autres : c’était des reportages de propagande sur les bienfaits de la colonisation. D’ailleurs, quand on prend les mêmes images et qu’on enlève la voix off et le montage, on voit une réalité autre. L’armée française avait donc la possibilité d’accéder à beaucoup d’archives, pas faciles d’accès et chers à utiliser.


Peut-on dire que votre film a une portée anthropologique ?


Je ne sais pas. (rire). Chacun a son interprétation ! Selon les grilles de lecture, les gens voient plusieurs choses : on me disait qu’il fallait prendre un angle et que j’avais beaucoup de matières, trop de sujets. J’ai essayé de faire des liens entre l’histoire d’un couple, d’une transmission, d’un exil et d’un aspect de la vie ouvrière en France. (La mémoire ouvrière n’est pas mise en avant). Ça peut être aussi l’histoire de l’émancipation d’une femme qui décide de vivre la fin de sa vie toute seule. C’est important que chacun puisse s’identifier dans ce film différemment. Pour moi, il est important de donner de la complexité à ces parcours de vie parce que ce sont des gens stigmatisés : on parle, par exemple, des exilés comme d’une masse homogène. C’est une manière de lutter contre la stigmatisation.


«Leur Algérie» est bien l’histoire d’un déracinement ?


Un déracinement à plusieurs niveaux : l’arrachement à la terre, aux parents (mes grands-parents se sont mariés très tôt), et l’arrachement des enfants à la mère et au père, très tôt aussi. Ce passage brutal à l’âge adulte est aussi un déracinement. Quand je vois les photos de ma grand-mère à 17 ans, elle ne les fait pas. Elle avait ce truc enfantin qu’elle a gardé en elle. Ce qui fait sa force c’est cette insouciance qu’elle a su garder. Pour mon grand-père, il y a une forme de dépossession, de manque de mémoire, dans le pays dans lequel il a vécu plus de temps, c’est-à-dire en France. Je tenais à capturer leur mémoire à tous les deux pour laisser une trace de ces vies.


Comment «Leur Algérie» se situe-il par rapport à l’actualité?


J’ai commencé à filmer en 2017. Il sort en plein débat, trois années après. Le film est au cœur de la volonté apparente du gouvernement de discuter d’enjeux mémoriels, et à la fois, il est au cœur de toute la xénophobie, de la campagne présidentielle, etc. On se dit donc que c’est bien, parce que les gens peuvent s’y intéresser plus, mais c’est dommage à la fois parce que ça entre dans les discours binaires et stigmatisés. Mais c’est important qu’on puisse raconter notre histoire, qu’on puisse la faire exister. Beaucoup ont si bien reçu le film. De nos jours, dans des débats publics, des retours en arrière et des remises en question des impacts de la colonisation se font souvent, mais ce n’est pas ainsi qu’on pourra avancer. Quand j’étais en Algérie pour la sortie du film, il y avait quelques tensions entre la France et l’Algérie : le public algérien était attentif et très ému. L’histoire de «Leur Algérie» est très commune. Il y a eu toute une réflexion collective, une extériorisation d’émotions enfouies, et le départ de ma grand-mère en Algérie, après 15 ans d’absence a recréé des liens. On a écouté différentes expériences de départs et de retours, difficiles, éprouvantes. On est parti aussi à la rencontre de lycéens qui vivaient en Algérie : ils ont réalisé un court-métrage qui s’appelle «Nost-Algéria» : ces jeunes vivent en Algérie, et ont fait un court-métrage sur une Algérie quittée : ils avaient cette nostalgie de partir alors qu’ils sont toujours là-bas. Cette peur de la perte de la terre est commune à tous les pays ayant vécu la colonisation et l’oppression. C’est une peur qui se transmet de génération en génération, génératrice de nostalgie très forte, dans une réalité très dure politiquement.

Lina Soualem, réalisatrice : «J’ai imbriqué l’intime et le collectif»
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